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Lobbying et santé, une interview de Roger Lenglet

Propos recueillis par Adéquations.

Mardi 15 décembre 2009

Roger Lenglet est philosophe et journaliste d’investigation. Il a écrit de nombreux ouvrages consacrés au lobbying, à la corruption et à la santé publique. A l’occasion de la parution de son dernier ouvrage : "Lobbying et santé, ou comment certains industriels font pression contre l’intérêt général", dont nous publions plusieurs extraits, il a accordé à Adéquations une interview. Propos recueillis par Bénédicte Fiquet.


Roger Lenglet, vous avez écrit de nombreux livres dénonçant les lobbies, en particulier ceux qui agissent au mépris de la santé de tous. Pourquoi un nouveau livre sur la question ?

Le sujet est loin d’être épuisé en un livre. C’est un peu comme si vous me demandiez : « Pourquoi un nouveau livre sur le pouvoir ? ». Le lobbying concerne l’exercice du pouvoir depuis très longtemps, on ne peut rien comprendre aux décisions des élus et du gouvernement si l’on néglige d’étudier cette activité, qui est d’une ampleur considérable. Pourtant, quand je me tourne vers l’école historienne française : où sont les historiens du lobbying ? Ce dernier reste complètement occulté, parce qu’il est d’une discrétion telle qu’on n’en saisit rien sans investiguer sur d’autres sources que les simples documents. Or, l’investigation n’est pas dans les pratiques des historiens, qui ont d’ailleurs le plus grand mal à l’avouer. Prenons l’histoire des syndicats, là encore le rôle du lobbying n’est jamais examiné de près, alors que les grandes entreprises ont réussi à paralyser l’activité syndicale par un jeu de donnant-donnant qui relève de ce que j’appelle la corruption structurelle. Le nombre de secteurs où le lobbying s’exerce est considérable et ne saurait s’épuiser en quelques livres.

Quant au domaine de la santé, s’il fait l’objet d’un lobbying intense, c’est qu’il est l’un des plus sensibles en termes de scandale public. Les risques de contentieux sont énormes tant au niveau politique que commercial. On l’a vu avec l’amiante par exemple, qui a donné lieu aux Etats-Unis à près de 300 000 procès intentés et gagnés, ce qui a entraîné des faillites de sociétés d’assurance en chaîne. Sans l’intervention de l’Etat, les plus grandes auraient mis la clef sous la porte. Non seulement la santé est un secteur qui permet de mesurer le cynisme des lobbyistes et la faiblesse de leurs qualités morales, mais c’est probablement le dernier qui réussisse encore à susciter une indignation non feinte. Le sentiment de révolte contre les meurtres collectifs commis pour de l’argent est l’ultime petit rempart derrière lequel s’est réfugiée notre faculté d’indignation ou ce qu’il nous reste de réelles valeurs éthiques. Par exemple, le capitalisme mafieux qui a pris les commandes de notre économie en imposant le discours affairiste a fait croire à un grand nombre de gens que gagner de l’argent même au détriment de la démocratie et des lois est finalement une tendance bien agréable, universelle et inévitable. C’est devenu l’idéologie dominante et la crise ne suffira pas d’elle-même à doter l’opinion de la faculté de jugement critique capable de résister aux aménagements idéologiques que nous concoctent déjà certains cabinets de lobbying.


Vous soutenez que cette idéologie dominante est également nourrie par les lobbies…

Les lobbyistes des grands groupes industriels et financiers agissent sans cesse sur les décideurs politiques et économiques pour maximiser leur rentabilité et neutraliser les réfractaires. Mais, pour cela, il leur faut aussi agir sur l’opinion publique en créant les conditions intellectuelles et morales (ou idéologiques) qui font accepter les décisions. Fabriquer les consensus qui permettent aux autorités politiques d’avaliser leur position sans choquer l’opinion est aujourd’hui un sport national. Les grosses entreprises internationales se sont coalisées et ont multiplié les clubs de réflexion et d’influence (think tanks) intégrant des leaders d’opinion venus des horizons les plus divers - économistes, juristes, philosophes, sociologues, historiens, physiciens, chimistes, psychiatres... – pour développer leur influence. Cette production intellectuelle est portée par des discours d’une complexité mais aussi d’une modernité qu’il paraît difficile de contrer car ils jouent sur un niveau de technicité dissuasif. Il y a une intense prostitution de la pensée qui sème la confusion jusqu’au sein des communautés intellectuelles et qui entretient la confusion entre les penseurs indépendants et les lobbyistes, notamment entre les universitaires soucieux d’objectivité et ceux qui sont prêts à se vendre pour défendre n’importe quoi pourvu que ce soit rémunérateur.

Historiquement, les lobbyistes cigarettiers ont été les grands fondateurs en la matière. On doit les techniques du lobbying moderne à deux des leurs – Ivy Lee et Edward Bernays – qui dès les années 1920, aux Etats-Unis, ont jeté les bases de cette activité d’influence et forgé les méthodes. Pour n’en retenir qu’une, citons le communiqué de presse, inventé par Ivy Lee, pour « mâcher le travail des journalistes » et éviter qu’ils viennent enquêter de près. Et effectivement, de nombreux journalistes se contentent aujourd’hui de reprendre les informations des communiqués de presse pour écrire leur papier, voire se plaignent quand celui-ci n’est pas suffisamment fourni. Ils ne voient même plus le grotesque de la situation qui, au fond, consiste à se plaindre qu’on ne remplisse pas leurs articles à leur place. Et je ne parle même pas de ceux dont l’unique critique, dans les colloques organisés par les cabinets de lobbying, porte sur la qualité de l’hôtel, du jus d’orange ou du repas. Bien sûr, un vrai journaliste traite toujours les communiqués de presse avec méfiance et comme une donnée très périphérique, mais tous les médias qui se contentent d’y faire écho forment un tampon très efficace entre l’opinion et le réel. Quant à Edward Bernays, neveu de Sigmund Freund, c’est lui qui a introduit les découvertes de son oncle aux Etats-Unis, mais avec l’intention déclarée d’exploiter la connaissance des lois de l’inconscient à la « gestion scientifique de l’opinion publique » et à la publicité mises au service des hommes politiques et des dirigeants d’entreprises. Tirer les ficelles de l’inconscient reste une part essentielle du lobbying. Aux savoirs issus de la psychanalyse, s’ajoutent ceux de la psychologie expérimentale, de l’anthropologie de l’imaginaire ainsi que des neurosciences cognitives qui, appliquées au marketing et à la communication, ont généré le neuromarketing, aujourd’hui en plein développement pour vendre aussi bien les hommes politiques et leurs actions que les produits de consommation.


La pratique du lobbying aurait explosé au milieu des années 1980. Comment l’expliquez-vous ? Quelle évolution constatez-vous depuis ?

Le lobbying a explosé avec la libéralisation et la dérégulation à outrance des marchés. On assiste aussi à des coalitions inédites entre les acteurs économiques de différents secteurs industriels. On le voit à Bruxelles où des lobbies se sont organisés pour regrouper les intérêts de secteurs aussi divers que ceux des brasseurs de bière, des firmes pharmaceutiques, des industriels de l’agroalimentaire, des producteurs de gaz médicaux, des financiers, des opérateurs de téléphonie, des fabricants d’armes, du pétrole, du bitume… Ils s’emploient à affaiblir le programme REACH (Registration, Evaluation and Autorization of Chemicals) qui vise à évaluer la toxicité des substances chimiques dans notre environnement, car celui-ci mettra en cause une partie de leurs produits et réduira du même coup les dividendes de leurs actionnaires. L’ensemble des secteurs économiques s’arc-boutent actuellement pour que les centaines de nanomatériaux déjà en circulation - on en respire, on en mange, on en boit… - continuent d’échapper à ce programme. Par ailleurs, depuis la loi de 1982 sur la décentralisation, le lobbying est devenu également intense auprès des mairies et des conseils territoriaux. Les enjeux que constituent les marchés publics au niveau local sont désormais colossaux, ils nourrissent un vaste travail d’influence et une corruption qui n’a cessé de s’aggraver.


Pour revenir à la santé, pouvez-vous choisir deux cas qui vous semblent illustrer le mieux l’influence des lobbies sur la santé ?

Il y a l’embarras du choix, mais parmi les plus choquants, on peut citer le fonctionnement de l’Afssaps (Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé), chargée d’évaluer le rapport bénéfices/risques des médicaments et de délivrer les AMM (Autorisation de mise sur le marché). Cette agence est essentiellement financée par les firmes pharmaceutiques : en 1999, ces dernières y contribuaient à 50 %, ce qui était déjà aberrant, mais en 2006 ce financement est grimpé à 80 %. Une telle structure financière fait peser les pires soupçons sur l’indépendance de l’agence. La Cour des comptes s’en est émue récemment et plusieurs parlementaires ont pointé le paradoxe dans différents rapports. La mission sur les autorisations de mise sur le marché et le suivi des médicaments, en 2006, a dénoncé cette situation très malsaine dans un rapport. L’année suivante, la sénatrice Nicole Bricq a tiré à nouveau l’alarme dans son rapport sur « Les agences en matière de sécurité sanitaires : de la précarité à la stratégie ». En 2008, c’était au tour d’une mission d’évaluation parlementaire présentée par la députée Catherine Lemorton. De plus, il suffit de consulter les rapports d’activité de l’Agence pour voir que les experts qui rendent leurs avis ont eux-mêmes, dans leur majorité, des liens d’intérêts financiers avec l’industrie pharmaceutique. Dans ses observations, le sénateur François Autain s’étonne également que le président et le co-président à la tête de la commission d’AMM entretiennent à eux deux des liens avec huit laboratoires, couvrant ainsi la quasi totalité de l’éventail. Et si les experts, depuis les années 1990, sont obligés de déclarer ces liens d’intérêt, on voit que cela ne change rien. Déclarer un lien n’est pas s’en affranchir ! D’autant que le règlement intérieur de la commission d’AMM exige que le vote se fasse à main levée, remplaçable par un vote secret seulement si l’un des membres le demande... La qualité des personnes présentes lors des réunions de la commission d’AMM pose également question : outre les experts, on y rencontre par exemple des représentants du LEEM (le syndicat des entreprises du médicament), alors que les usagers de la santé n’y sont pas toujours représentés. Je pourrais parler durant des heures des faiblesses du circuit du médicament. Les enjeux humains et financiers des dossiers soumis à la commission d’AMM devraient pourtant inciter les autorités à considérer très sérieusement les vulnérabilités du dispositif. A titre d’exemple, le Vioxx, responsable selon une étude américaine de 28 000 infarctus mortels, représentait 11 % du chiffre d’affaires de Merck avant que la multinationale ne le retire du marché.

Parmi les médicaments dangereux qu’on a laissé envahir le marché, on peut citer les anti-diarrhéiques qui sont venus se substituer aux Sro (Soluté de réhydratation orale) et que l’OMS déconseille depuis 1992. En 1998, les deux tiers des médecins généralistes et la moitié des pédiatres prescrivaient encore les médicaments inadaptés, se croyant bien informés par leur presse professionnelle et les visiteurs médicaux. Cette concurrence avec le traitement de base était responsable de la mort d’une centaine de bébés chaque année en France, comme je l’ai montré avec le Dr Bernard Topuz dès 1998, mais les Sro étaient à des prix si faibles qu’ils n’intéressaient pas les firmes. Suite aux interpellations insistantes de l’association Pimed, et après des années de lutte, on a obtenu que l’agence du médicament impose une mention sur les notices d’anti-diarrhéiques précisant que ces derniers devaient être utilisés en complément d’un Sro. Mais la presse professionnelle a longtemps continué à les présenter comme un traitement suffisant. Des militants de la santé sont alors intervenus pour que les Sro deviennent remboursables et qu’ils soient recommandés comme base du traitement chez les nourrissons. A leur grande indignation, le taux de remboursement obtenu fut faible - 35 % - ce qui à continué à entretenir le sentiment que ce médicament n’était pas très utile. La mobilisation de Pimed a cependant permis de réduire progressivement la mortalité des nourrissons liée à ces prescriptions inadaptées et, en 2005, la lutte contre la diarrhée était inscrite parmi les cent objectifs prioritaires de santé de la France. Néanmoins, en 2009, beaucoup de pédiatres prescrivent encore ces anti-diarrhéiques déconseillés sans se soucier des Sro.


Les Etats-Unis, le Royaume-Uni et le Canada ont choisi de légiférer pour encadrer le lobbying. Quelle est, selon vous, la législation la plus aboutie ?

Contrairement aux idées largement répandues par les lobbyistes, le lobbying est connoté plus négativement aux Etats-Unis qu’il ne l’est en France. Les Américains s’en méfient d’autant plus que leur pays est la terre d’origine du lobbying dans sa version moderne et qu’ils ont pu rapidement mesurer ses dangers pour la démocratie. Les Américains ont commencé à l’encadrer dès 1945. Depuis 1995, le Disclosure Act oblige les lobbyistes opérant aux Etats-Unis à s’enregistrer auprès du Congrès, à déclarer régulièrement les actions qu’ils ont menées, à révéler l’identité des personnes politiques qu’ils ont approchées et les sommes ou cadeaux qu’ils ont consacrés à ces démarches. Cette législation est insuffisante, notamment en ce qui concerne le financement des partis, mais elle constituerait pour les pays de l’Union européenne un progrès considérable. En Grande-Bretagne, la législation est plus récente et montre des faiblesses criantes mais son élaboration a eu le mérite d’attirer l’attention sur plusieurs canaux insidieux du lobbying auprès des parlementaires. Ainsi les secrétaires et assistants parlementaires sont tenus de déclarer tout emploi rémunéré qui se trouve facilité par leur accès au Parlement. Le service britannique de l’enregistrement du Palais vise également a identifier les « journalistes-lobbyistes ». Enfin l’obligation faite aux parlementaires britanniques de déclarer l’existence de liens qu’ils entretiennent avec des firmes privées et/ou des cabinets de lobbying a eu le mérite de révéler que les élus pouvaient non seulement présenter des confits d’intérêts, mais également être eux-mêmes des lobbyistes. Quant à la loi canadienne, avec la déclaration des lobbyistes et l’interdiction entre autres de pantoufler pendant un délai de 5 ans après l’exercice d’une fonction publique, elle s’est aussi révélée fort instructive puisqu’elle a entraîné, dès qu’elle fut votée en 2005, des centaines de démissions, de départs en retraite anticipée et de changements de carrières parmi les hauts fonctionnaires et le personnel des ministères.


Vous soulignez un manque de la loi américaine concernant le financement des partis. En France, la loi de financement des partis de 1988 n’a-t-elle pas permis de soustraire ces derniers à l’influence des lobbyistes ?

La loi n’a pas complètement supprimé le financement des partis par des entreprises privées, cela reste autorisé dans des limites certes assez basses. Mais surtout la méthode s’est sophistiquée. Les multinationales sont connues pour être de véritables réserves de pantouflage en embauchant à grande échelle des personnalités politiques entre deux mandats ou leurs proches. On leur offre des placards dorés ou des fonctions qui leur permettent de développer leur influence. Ou inversement, elle les inscrits dans des projets d’embauche après leur mandat pour profiter de leur réseau d’influence.

Parfois, les industries créent des situations de cumul étonnantes. Certains sont en même temps député, membre du bureau politique d’un grand parti et intégrés à la direction d’une multinationale durant leur mandat ! Vous imaginez le relationnel qui peut se mettre en place à partir d’une telle fonction ? Pour garder son indépendance politique vis-à-vis de l’employeur, il faut une rigueur morale et une opiniâtreté de convictions qui ne cadrent pas avec l’objectif d’instrumentalisation visé par l’entreprise. L’industrie pharmaceutique soutient souvent des candidats issus du monde médical dans la perspective de les voir devenir ministre de la Santé ou occuper des responsabilités intéressantes. Les multinationales de l’eau, des déchets ou de l’énergie font la même chose avec de futurs ministres, et nous pourrions aussi parler de l’embauche de nombreux magistrats, d’agents issus de services publics chargés de vérifier les comptes…

Nous sommes passés ainsi du financement des partis au financement de la vie politique elle même, via le financement de la carrière politique des élus. Ce qui, pour ces derniers, s’est traduit au passage par davantage d’enrichissement personnel.

Il est vraiment regrettable que le gouvernement de Nicolas Sarkozy ait assoupli, en février 2007, les règles de pantouflage, réduisant de cinq à trois ans le délai imposé aux fonctionnaires avant d’aller travailler pour une entreprise privée avec laquelle il ont été en relation dans leurs fonctions. Compte tenu du développement des pratiques de pantouflage très douteuses, il fallait au contraire renforcer ce « sas » de protection contre la corruption, arme essentielle des lobbyistes industriels qui disposent de gros moyens et sont souvent payés au résultat. Il serait rassurant que les partis d’opposition proposent cette mesure dans leur programme…

En fait, notre dispositif anti-corruption n’est absolument pas dissuasif dans son ensemble. Il est nécessaire, par exemple, de renforcer les sanctions contre les corrupteurs, lesquels s’en tirent toujours bien mieux que les corrompus, comme si ces derniers étaient à l’origine de la pratique. Il faut aussi se mobiliser pour que le législateur interdise à vie aux élus de se représenter après une condamnation pour corruption, ce serait un peu plus dissuasif et cela permettrait d’éviter le phénomène de « prime à la casserole » qu’on observe chez ceux qui ressortent d’une peine avec un gain de popularité lors de leur retour aux élections. Or nous avons plutôt aujourd’hui un président qui veut dépénaliser les affaires, supprimer les juges d’instruction, qui fait fermer de nombreux tribunaux, dont les tribunaux de commerce qui sont des lieux importants pour lutter contre les affaires de corruption… Vous l’avez compris, encadrer et limiter le lobbying passe par la lutte contre la corruption. Mais les grands décideurs éprouvent beaucoup de mal à jouer sur ce registre.


Selon certains membres du réseau ETAL, les règles d’encadrement du lobbying à l’Assemblée Nationale seraient contreproductives parce qu’institutionnalisant le lobbying. Qu’en pensez-vous ? Qu’en est-t-il des règles du Sénat et du dispositif dont s’est pourvu l’Union européenne ?

Je suis parfaitement d’accord avec ceux qui pensent cela, nous avons assisté, au cours de ces dernière années à une véritable promotion du lobbying au sein de l’Assemblée Nationale. En fait, j’y vois assez clairement une réaction de protection des groupes privés face aux associations de plus en plus nombreuses qui demandent une loi encadrant sérieusement le lobbying, notamment en lien avec les scandales de santé publique à répétition qui ont marqué ces dernières décennies et la prise de conscience de l’existence de cette activité qui perverti la démocratie et paralyse la prévention. Les cabinets de lobbying, dont l’Association française des cabinets de lobbying, ont fait valoir leur intérêt : nul n’étaient mieux placé qu’eux pour faire du lobbying afin de d’obtenir un « encadrement » à leur convenance. Résultat, l’Assemblée est aujourd’hui un espace légalement ouvert aux représentants des grandes entreprises, et ce système entérine l’inégalité de représentation des groupes privés et des associations auprès du législateur. Car, il faut le dire et le répéter : si vous avez beaucoup d’argent, vous pouvez désormais vous offrir un lobbying légal et puissant directement auprès des parlementaires. Si vous en manquez, comme la plupart des associations et des citoyens, alors vos demandes d’amendements ou de textes pèseront encore moins dans la balance.

Pour le reste, je développe une analyse détaillée des obligations fixées par le nouveau règlement de l’Assemblée, texte qui n’est pas une loi et qui laisse croire que le lobbying se limite aux bureaux parisiens des élus ! Mais pouvait-on attendre mieux d’une institution composée dans son immense majorité des cibles privilégiées de l’influence ?

Quant à l’Europe, le problème est exactement le même et le dispositif européen actuel reposant sur l’autodiscipline des lobbyistes est un échec complet. Il est pathétique de voir les instances de Bruxelles demander à ces derniers de jouer le jeu un tout petit peu, juste assez pour donner de la crédibilité au système et éviter d’envisager un registre de déclaration obligatoire. Il est bon de rappeler que seuls les eurodéputés d’Europe Ecologie sont venus au parlement Européen avec un projet de législation sur le lobbying, lequel vaut vraiment d’être lu et défendu, comme je l’explique avec Jean-Luc Touly dans un livre que nous publions au début du mois de janvier 2010 sur cette nouvelle formation et où nous allons y dévoiler les cadeaux que les lobbyistes proposent.


Quelles sont, selon vous, les conditions d’un réel contre-pouvoir aux lobbies ?

Si on veut légiférer, il faut d’abord connaître les armes de l’adversaire et les expliquer à tous afin que chacun puisse mieux exercer son sens critique et sa vigilance. De plus, il serait naïf de croire qu’un règlement de l’accès des lobbyistes au Palais Bourbon ou au Sénat résoudra le problème. N’oublions pas qu’une grande partie des contacts sensibles se fait dans les restaurants, sur les terrains de golf et durant les loisirs, ou directement au domicile des intéressés. Et comme je le disais plus haut, les lobbies interviennent à tous les niveaux : locaux, nationaux, internationaux, au sein des organisations internationales que sont l’Organisation mondiale de la santé, l’ONU… Un contrôle du patrimoine des élus au début de leur mandat et après serait, entre autres choses, un minimum. Une loi sur le lobbying devrait aussi permettre de rééquilibrer les représentations des différents acteurs, d’imposer la clarté sur leurs démarches, leurs coalitions, leurs actions, etc.

Par ailleurs, le terrain associatif est fondamental pour contrecarrer les lobbies. Nous en avons eu un exemple avec le professeur Got, qui fut la cheville ouvrière de la loi Evin avec quelques autres porte-paroles opiniâtres de la santé publique : il s’est appuyé sur le tissu associatif - CNCT (Comité National Contre le Tabac), Ligue contre le cancer, associations de prévention contre l’alcoolisme, etc. - pour créer les conditions d’une grande mobilisation et d’un débat national autour des problèmes liés à la publicité pour le tabac et l’alcool. Et il faut prendre garde aux subventions qui fragilisent les associations : un grand nombre d’entre elles perdent leur indépendance en appuyant leur budget sur des aides extérieures trop importantes venues d’entreprise publiques ou privées. Garder son indépendance est le maître mot, y compris au niveau individuel. Claude Got, par exemple, a refusé la fonction de directeur général de la Santé à plusieurs reprises, une fonction qui, jugeait-il, consiste trop à éviter les vagues.


Vous soulignez la banalisation du mot lobbying et les dangereux amalgames que cette banalisation génère. Le terme étant aujourd’hui couramment utilisé pour désigner aussi bien les mobilisations citoyennes que les modes de pression utilisés par les représentants de groupes d’intérêts économiques et financiers. En quoi leurs pratiques différent-elles ? Quels sont les effets de cette confusion ?

Jusqu’au milieu des années 1990, le mot et la chose étaient quasiment ignorés du grand public. Les plus informés pouvaient parler de groupes de pression, de Réseaux secrets d’influence, de marchands d’influence, mais ça restait confidentiel. Ce sont les premiers grands scandales sanitaires, notamment celui de l’amiante et les assauts des lobbyistes alcooliers contre la loi Evin qui ont attiré l’attention sur leur influence. Aujourd’hui les journalistes utilisent le terme lobbying sans même avoir à le définir. Son succès est d’ailleurs en grande partie lié à son obscurité : « Rien ne vaut un mot obscur pour dire l’obscurité » disaient déjà Empédocle, l’inventeur de la rhétorique, et Aristote. Cette activité qui n’est pas claire s’accommode d’un mot qui ne l’est pas moins et qui en promet. En anglais, lobbying désigne étymologiquement une « activité de couloir ». Sa connotation moderne exerce aussi un effet fascinatoire. Le lobbyiste serait le James Bond de l’influence politique, à ceci près qu’il s’exerce essentiellement pour le compte de ceux qui peuvent se payer ses services, les grands groupes privés. Ce qui est beaucoup moins glorieux que de travailler pour le sommet de l’Etat, même si celui-ci tend parfois à oublier la distinction entre intérêt privé et intérêt général par les temps qui courent. Le mot militer, en revanche, comme les mots cause ou désintéressement ont été caricaturés et dévalorisés jusqu’à devenir honteux. Je connais plein de militants qui préfèrent eux-mêmes employer l’expression faire du lobbying quand ils veulent dire qu’il vont se battre ou sensibiliser des députés. Pourquoi utiliser faire du lobbying plutôt que résister, manifester, revendiquer, négocier, le cas échéant ruser, se révolter… Y substituer le mot lobbying entraîne la confusion des causes. Il faut savoir réutiliser ces mots là. La guerre des mots est fondamentale. Effacer un mot, c’est effacer une pensée. Je connais des personnes qui s’estiment lobbyistes alors qu’elles défendent des causes universelles parfaitement claires et qui ne discernent même plus la différence entre l’addition d’intérêts particuliers et l’intérêt général.

Quant à la définition du lobbying la plus fidèle à la réalité, c’est celle que j’ai obtenue en off par le lobbyiste d’une multinationale et mis en exergue de mon livre : « Le lobbying, pour mon cabinet, c’est plier les pouvoirs publics aux intérêts de nos clients, essentiellement des industriels et des financiers. Par quel moyen ? N’importe quel moyen, à commencer par le fric et le pouvoir. Ce sont nos résultats qui fidélisent notre clientèle, pas les moyens ». Le lobbying sans la corruption n’est rien, c’est cela le tabou qu’il faut dévoiler. Les associations n’ont pas les moyens de corrompre. En revanche, à moins de garantir leur indépendance, elles se laissent corrompre quand elles cèdent par exemple au chantage à l’emploi, lorsque leur bailleur menace de leur couper les fonds. Nommer « lobbying », les relations des citoyens avec leurs élus est un glissement sémantique qui fait oublier que cette profession appelle un encadrement spécifique et d’une grande vigueur.

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