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Interview de Mylène Sauloy, réalisatrice

Dimanche 10 avril 2011

La réalisatrice Mylène Sauloy a réalisé un reportage sur le premier accident nucléaire grave du monde, l’explosion d’une cuve de déchets en 1957 en URSS. Ce documentaire traite d’une réalité dont on parle peu, les villes closes en Russie, où vivent encore deux millions de personnes, ici Ozersk et son complexe Mayak. Il présente Nadiejda Kutepova qui porte inlassablement les réclamations de la population devant la Cour européenne de justice.
Mylène Sauloy a accordé une interview à Adéquations, se faisant également l’interprète de Nadiejda Kutepova, de passage en France, à qui nous avons posé quelques questions.



-  Est-ce qu’il y a des remises en cause en Russie de la façon dont cela s’est passé, du manque de transparence ? Qu’en pensent les scientifiques qui y ont travaillé à l’époque ?

Selon Nadiejda Kutepova, il n’y pas de mouvement organisé de scientifiques qui remettent en cause le système, le secret, la chape de plomb pesant sur le nucléaire et ses failles et accidents. Il y a des scientifiques isolés, qui prennent position individuellement, mais dont la parole ne porte pas à l’intérieur de la Fédération de Russie.

Quant aux scientifiques de Mayak que j’ai moi-même interviewés (deux physiciennes, une biologiste), et à d’autres membres du personnel de Mayak que j’ai pu voir (deux laborantines, un chauffeur), la position est la même. Les "dommages colatéraux" - irradiations, victimes humaines, désastre écologique, etc..- sont le coût de la science, du progrès technique. Le discours du Progrès et du bien qu’il finira par déverser sur l’humanité toute entière, est toujours extrêmement légitimé.

L’Etat n’est alors pas tenu pour responsable - voire coupable - des maux causés à la population et à son environnement, mais critiqué quand il ne remplit pas ses devoirs postérieurs - octroi d’un statut spécifique aux victimes du nucléaire, versement de pensions adéquates, revalorisation de ces pensions, respect des normes de signalisation dans les zones irradiées etc... Je n’ai jamais entendu personne qui remette en cause le fait nucléaire en soi.

Cette position ressemble à celle des victimes que j’ai rencontrées. Elles réclament le droit aux soins adéquats, le versement de pensions et réparations qui leur permettent de vivre - ce qui n’est évidemment pas le cas, d’autant que ces pensions ont subi de sérieuses réductions -, le relogement dans des zones viables (et pas n’importe où au milieu du néant) etc... et critiquent le fait de ne pas avoir été prévenus de la présence de radiations dans la rivière, la terre, etc...

Mais je ne suis restée que dix jours, il faudrait bien sûr creuser l’affaire, et chercher les voix critiques.

Plusieurs ONG travaillent en tout cas contre le nucléaire.

-  Est ce que le fait que parmi la population locale, il y avait des minorités non russes, a joué (et joue encore ?) sur le manque de précaution, le mépris des populations, l’absence de réparation  ?

C’est clairement ce que disent des Tatars et des Bachkirs. Sur le cas de Karabolka, il y a même deux villages, l’un dit "Karabolka russe" (y compris sur les cartes), qui a bien été évacué, et l’un dit "Karabolka tatar". Cela concerne donc la région touchée par le nuage suite à l’explosion d’une cuve en 1957.

Pour ce qui est des victimes des émanations radioactives actuelles, dans la région en aval des lacs et de la rivière Techa, il s’agit d’une population essentiellement non russe - Bachkirs et Tatars, mais j’ai aussi rencontré des réfugiés tchétchènes... irradiés.. - qui se vivent comme un sous-population, des sous-citoyens.

La signalisation est d’ailleurs totalement déficiente : de vieux panneaux rouillés, bosselés, peu visibles, et une carence d’information sérieuse sur les risques encourus. Mais il y a en Fédération de Russie une fatalité du lieu où l’on vit. Souvent, on est là où on naît. Il n’est pas si simple de déménager, d’habiter ailleurs. La population est donc consciente de vivre sur une zone à risque, et de ne pouvoir la quitter : elle réclame information, protection médicale, réparation.

-  Qu’est ce qui a motivé Nadiejda Kutepova à s’engager dans la défense des droits de la population locale ? Quel cas a-t-elle gagné à la cour européenne de justice ? Est ce qu’elle court des risques en Russie ? A-t-elle des appuis en interne et à l’international ?

Nadijeda Kutepova

Nadijeda Kutepova était mannequin... et ça se voit ! Et puis elle a travaillé comme infirmière d’urgence, repris des études dse sociologie à Ekaterimburg, capitale de l’Oural. Puis renoncé à des études de droit à sa troisième grossesse. Mais en Russie, on n’a pas besoin d’un diplôme d’avocat pour plaider dans le civil, dit-elle. Elle dirige donc l’ONG Planète Espoirs et se consacre à la défense des droits sociaux et environnementaux des citoyens des ZATO, ces zones interdites où se trouvent les villes fermées et les complexes militaires et nucléaires associés.

Ses "clients" sont tant des citoyens aux libertés restreintes par leur statut d’habitants ou ex-habitants de villes closes, que des victimes du nucléaire produit par les usines de ces villes closes. Exemple de quelques affaires portées à la Cour européenne des droits de l’homme, à Strasbourg, quand tous les recours sont épuisés en Russie : un citoyen de ville close divorcé, parti vivre ailleurs, qui n’obtient pas de droit permanent pour venir voir son fils resté dans la ville close ; une femme victime enfant de radiations, qui a mis au monde un enfant handicapé et ne reçoit pas l’aide adéquate ; un homme irradié après l’explosion d’une cuve de déchets en 1957, utilisé comme liquidateur à l’époque, et qui n’a toujours pas reçu d’aide ; etc... Des dizaines de cas du même ordre ont été enregistrés à Strasbourg.

Fin janvier 2011, elle y a gagné son premier procès contre la Russie : l’affaire concernait un ancien habitant de ville close, qui a fait de la prison ensuite et qu’on n’autorise plus à rentrer dans sa ville, où il possède un appartement avec sa mère. Nadiejda espère que la décision fera jurisprudence.

Nadiejda et son ONG travaillent en partenariat avec plusieurs organisations internationales. Ainsi Women in Europe for a Common Future, WECF, ou European Human Rights Advocacy Centre (EHRAC) avec lesquels elle a gagné le procès à Strasbourg, etc... Elle est très liée à des organisations écologiques et de femmes au niveau international et national.

Elle est en danger bien sûr... et espère que le fait qu’on parle d’elle, de son ONG et de leur combat, la protègent un peu. En 2009, par exemple, elle avait dénoncé haut et fort l’affaire gagnée depuis à Strasbourg, et dénoncé des fuites radioactives suite à un problème sur un réacteur à Mayak. Elle a ensuite été suivie, menacée, ses enfants ont constaté que trois hommes les surveillaient à l’école, et son ONG a alors subi des attaques en règle. En particulier, classique en Russie, on l’a sommée de justifier ses ressources et activités et elle a dû présenter des milliers de documents, des tonnes de papiers. Et quand on lui demandait, face aux plus de 1000 pages réparties en 22 dossiers, s’il y avait là des "secrets d’Etat", elle répondait en riant : tout ce qui concerne les ZATO est secret d’Etat, non ?!

Sa victoire à Strasbourg, et notre présence – et celle de jouranlsites en général – agiraient comme une cuirasse, dit-elle... Pourvu que !

(A noter : en 2015 Nadiejda Kutepova a dû dissoudre son association, quitter la Russie et elle demande l’asile politique en France NDR. Dossier dans Mediapart)

Pourquoi des choses aussi importantes, aussi révélatrices que cet accident de 1957, l’existence de ces villes closes, sont si peu connues, si peu mediatisées ; est-ce qu’on en parle plus dans les medias, d’après toi, depuis la catastrophe au Japon ?

Le nucléaire et la raison d’Etat font bon ménage. Tout comme le militaire. Il y a des intérêts qui dépassent notre entendement de simples citoyens, non ? Mais je crois aussi à la version "propagande" donnée par certains films russes diffusés à l’époque de la perestroïka. Les hommes se sont brûlés en découvrant le feu. Ils se sont salis en exploitant le pétrole. Ils se sont irradiés en tentant de soumettre l’atome. C’est le coût du progrès. Et ce discours marche là-bas, mais ici aussi. Faute d’un accident majeur, d’une trouille majeure, le discours officiel sur la minimisation des risques au regard des avantages est un discours vendeur, rassurant. L’Etat contrôle.. Sauf que justement, l’Etat ne contrôle plus rien...

Et le contrôle privé sur le nucléaire est encore un aspect trop peu abordé – on ne touche toujours pas à la logique capitaliste du désastre... Mais la peur ne suffit pas à faire avancer le monde, il faudrait de la raison, de l’invention, de la conscience, de la générosité, tant d’autres choses pour sortir du nucléaire, réduire la consommation et trouver de nouvelles formes de production et cvonsommation d’énergie... Tudieu.. et là, notre déraison n’a rien à envier à celle des Russes !

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