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2008, par
Des extraits du poème "Danses des Kabires" témoignent du parcours intérieur d’Anna Griève.
Cantabile
Tard seulement, tard dans ma vie,
A l’orée des terres de ma vie,
Se détache, enfin mûr, le chant inné,
Le chant de plénitude,
Le chant de l’Un.
Tard seulement frémit
La danse innée,
La danse du feu véridique et du néant,
Du vide et du plein,
La danse de l’expulsion du néant,
La joie des rythmes infinis,
Fils de l’Un,
De l’Un innombrable.
Tard seulement.
Et proche,
Proche du cœur,
Celle qui tout accomplit, tout achève.
Il n’était pas vain, le prélude,
Le piétinement sourd en mon sein des chevaux
Et la fuite des brumes errant sous le soleil.
Il n’était pas vain, il ne mentait pas,
Le grondement des eaux profondes en leurs cavernes
Lorsque s’enfle la houle dans le calme des vents.
Ni n’était vain le souffle
Qui soudain s’élevant tord les branches
Et retombe,
Cependant que dans le silence
Aigu de l’air,
Entre les lourds nuages crevant d’immensité,
Rôde la foudre
Inquiète, se cherchant,
Cherchant où frapper.
* * *
Qu’il serait bon alors,
Qu’il serait divin de l’entendre,
Eclatante enfin, triomphante
Dans le tonnerre,
L’ébranleur du sol, dont l’écho fend les rocs au loin,
Le maître des sources,
Lui, le fils premier né, l’Eveilleur…
Ils disent :
"Je n’aurais pas dû faire ça", disent-ils,
"Je n’aurais pas dû parler ainsi",
"J’aurais dû agir autrement.”
Ils disent :
"Il a commis une erreur en l’épousant",
"Elle a eu tort de lui faire confiance",
"Il ne fallait pas qu’ils aient un enfant."
J’entends, je réfléchis,
Et je ne comprends pas.
En quoi donc était-ce une erreur ?
S’ils ont agi comme ils l’ont fait,
N’avaient-ils pas jugé que c’était bon ?
Décidant au plus près de ce qu’ils savaient,
De ce qu’ils étaient,
Au plus près d’eux-mêmes.
Y avait-il pour eux un autre temps
Que celui où ils étaient enracinés,
Y avait-il pour eux un autre lieu
Que cet instant où le passé se forme en avenir ?
C’est là qu’ils étaient plantés,
Plantés en eux-mêmes comme l’arbre dans le champ.
Ils n’étaient pas plantés ailleurs.
Dis-moi où est le lieu sans lieu, et je te dirai où est l’erreur…
Mais toi, que j’aime, tu es autre,
Et d’un courage surhumain,
Tu veux mourir dans l’étau du réel
S’il vient à se fermer sur toi.
Il ne te suffit pas de survivre,
Et encore moins par grâce.
De tes mains fines tu tiens la coupe amère.
L’erreur n’est pas pour toi fuite ou refuge,
Plainte ou regret,
Elle est ta fierté, ta noblesse,
Tu l’appelles ton bien le plus haut :
Elle ouvre sur ta liberté.
Si noir qu’il soit ici, le ciel est bleu, là-bas, dans ta patrie,
Où règnent les principes
Auxquels avidement tu as soumis ton cœur.
Leur est la gloire, tienne est l’erreur.
Pas seulement l’erreur : ta rigueur jalouse proclame :
Tienne est la faute, et claire,
Dont nul n’a droit
De te déposséder.
Car le bien et le vrai, fermement définis,
N’ont pas pour toi de face cachée,
De zones obscures, mouvantes, inexplorées.
Tu sais les carrefours décisifs :
A droite, la lâche assurance de longs jours tranquilles,
A gauche : le risque, et devant toi : le risque encore.
Qui pourrait hésiter ? Tu as déjà choisi.
Tu sais les sommets héroïques,
Mais tu ne connais pas les passes ténébreuses
Ni les marécages perfides.
Tu n’as jamais hanté les horribles parages
Où le bien, comme le mal
Grimace,
Où le vrai sonne faux, où le mensonge
D’un sourire s’éclaire, tendre et prenant,
Où la raison débile,
En dodelinant de la tête,
Fredonne à soi-même ses vieilles chansons…
Seule,
Seule parmi vous, nuages et sentiers,
Feuillages, doux rochers, creux humides, herbes claires,
Seule en vous,
Mousses d’or, fleurs, luisances, fougères,
Seule avec vous, en vous, je vais rêver.
Près de vous, troncs puissants, fils premiers de la terre,
Arbres, mes compagnons de toujours et mes frères.
Pareille à l’un de vous je vais croître sans bruit,
Lorsque de toutes parts vous étendez vos branches,
Dans l’air qui me frôle et vous berce.
Retirée en votre ombre accueillante et secrète,
De vos senteurs mon âme pénétrée,
Mes racines aux vôtres mêlées,
J’entends la sève lente monter dans le silence.
Je vais rêver, chanter, danser
Peut-être,
En vous, et de tous ignorée.
Car l’esprit déserte
Le choc des pensées,
Les mots sonores contre les boucliers.
Il est bas de vaincre,
Vain de convaincre,
Mais le vent passe, emportant notre souffle,
Il passe, et quelques uns l’écoutent.
Premier extrait
Téméraire, comme un cœur
En fuite devant la peur
Inconnue
Qui le traque à son insu,
Vers ce qui lui fut promis
Et n’est jamais advenu,
Il s’élance,
Il se jette avec ardeur,
N’ayant pas encore appris
Dans les signes ambigus
L’invraisemblable douleur,
Comme un cœur
Qui n’a pas appris
L’horreur,
Comme un cœur
D’effroi,
Qui ne sait
Pourquoi
Il n’aurait
Pas foi,
Comme un cœur
Perdu,
J’ai couru
J’ai couru
Vers le réel, j’ai voulu
L’approcher,
De la main le toucher,
Sentir comme il est fort et sûr.
J’ai trouvé qu’il est rare et dur,
Cassant, sec, hérissé
De mortelles brisures…
Deuxième extrait
Fausse dormeuse au fond de moi tapie
Dans les solitudes honteuses,
Monstrueuse,
Qui me ronges et détruis,
Je te sens rôder
Sans repos, haleter
Contre moi, dans ma gorge feuler.
C’est ton heure, incomprise. Va, sur la trace ouverte
Bondis
Hors de l’exil où ma peur t’a bannie,
Jaillis, bondis, ma haine chasseresse,
Inlassable, débusque
Ce qui, se dérobant, me dérobe à moi-même.
La flamme court, la flamme adhère,
Je remémore,
Je m’attache à ce que j’abhorre.
C’était
Tenace et fuyant, c’est
- Tout en moi se révulse,
Tout mon être t’appelle, Sauveur,
S’il en est un, Mère, si tu m’entends -
Visqueux et vil,
Et sous le vil,
Nu, et brutal.
Torture
Sans fin, tourment sans égal.
Qui peut traquer, comment saisir,
Comment capter, comment tenir,
Comment nommer,
Ce qui, sans face et sans forme, sans substance
Telle puissance
Exerce, de tel instinct tout à mort pervertit,
Tout en mort convertit.
Savoir
Si fortement, ne pas savoir
Assez encore. Parmi tant de mots ne pouvoir
Former celui de la naissance,
Après tant de lutte acharnée,
La délivrance !
Mourir morte-née,
Mourir
A jamais, faillir
A être, ne pas surgir !
Sois-moi présente, assiste mon combat,
Toi qui sais. Ne m’abandonne pas
Isis, tiens-moi, je me déchire,
Ma pensée poudroie, la folie tournoie,
Entends, entends
Ce que te crie l’enfant…
Mais il est tard. Il faut dormir. Utile
Est la nuit, et futile
De palpiter. Tout abstraire
De tout, s’abstraire
De soi-même,
Et dans le lieu sans lieu, schème parmi les schèmes,
Gravement s’appliquer,
Subdivisant le rien, à le multiplier,
Etre affairé, morne et tranquille,
Si seulement
C’était, si c’était seulement futile !
Accroître avidement le monstrueux trésor
En soi, d’inanité, ourdir obstinément,
De lent progrès, sa mort :
Exister, c’est cela,
Et notre désespoir ne nous concerne pas.
Ne nous concernent pas ces filaments de vie
Qui s’attachent à nous, et qu’avec impatience
Nous arrachons, ces ronces,
Qui se prennent sans cesse à nos jambes, à nos bras,
Pauvrement nous blessant, vives griffes raidies,
Prières acérées,
Que d’un geste déjà, déjà outrepassées,
Nous avons tordues, et brisées.
Encore un peu de temps, quelques brouillards encore,
L’écho mourant au loin peut-être d’un appel,
Et l’irréel,
Dans un souffle glacé effaçant son décor
Dérobera
Le dernier leurre. Tout nous éludera.
Glissant hors de nos sens, glissés hors de tout lieu,
Nous tendrons les mains, suppliants.
Oui, nous tendrons la main vers nos enfants :
Pour ne pas sombrer seuls nous leur tendrons la main.
Premier extrait
Viens, mon serpent, viens,
Ma colombe, venez, doux compagnons,
Qui tant de fois
Déjà avez calmé l’effroi
De ma nuit, quand le vide aux aguets
De toutes parts lentement se creusait.
Venez, doux compagnons,
J’approche, je le sens, et la flûte s’est tue,
Mais résonne en mes os, obsédante et têtue.
J’irai, même si le chemin
S’arrête. Mien
Est le dernier pas. Sur le seuil noir
Où je frissonne, à moi-même noire
Devenue, que votre sensible présence,
M’environnant, écarte de moi le silence
Pétrifiant, et la chape écrasante
Du vide, qu’en vain je repousse, ployante
Comme autrefois, comme autrefois ployée,
Brisée,
Comme autrefois, brisée
Jadis par le jour implacable où vous dressez
Vos marbres, orgueilleuses
Architectures,
Statures
Impérieuses,
Fronts d’imposture.
En vos cryptes d’angoisse aujourd’hui descendue,
Dans la tombe
Insatiable de moi, je succombe,
Et gémis, sur la dalle étendue,
Petite et nue,
Faible et perdue.
Votre horrible secret
Tremble en mon ventre, halète dans mon cœur.
Ses bonds font vaciller votre aveugle splendeur.
Il me presse, il me tord, il soumet
Mon corps à sa colère.
Qu’il me tue,
S’il en meurt ! Je n’ai vécu
Que pour voir et dissoudre vos avides mystères,
Pour sentir un instant
La liberté dansante se plaire en mon sang…
Deuxième extrait
Ne te fends pas, mon cœur,
De la douleur
Extrême de savoir.
Qui peut, sans défaillir
Voir,
Qui, sans transir,
Sur soi toucher l’horreur ?
Ne te fends pas, mon cœur,
Laisse à un dieu l’excès de la douleur.
Pierre vivante
Encore, pierre déjà sous ma main suppliante,
Ne sombre pas, mon cœur,
Tu es vainqueur.
L’affreux susurrement
Glisse dans le néant.
Fondues, sous la brûlure
Egale du regard, la crypte ténébreuse,
Et des arches massives la spécieuse
Démesure.
Voici l’infime, l’infini bruissement
De la nature.
L’air est doux, et la montagne est pure
Sur nous. La lune règne en sa clarté,
Et chaque lieu sous elle est un lieu visité.
Détache-toi, mon cœur,
De la douleur
Extrême. Entends, la flûte pleure
Tendrement pour toi.
Sa grâce errante près de toi
S’obstine, et fête le deuil de l’effroi.
Desserre les anneaux qui étouffent ma joie :
L’amour,
L’amour est sauf ! Meurs,
Si tu veux mourir, en exultant,
Mon cœur.
Comme la flûte aussi jubile follement.
L’amour,
L’amour est sauf ! Le profané, le trahi, l’insulté,
Défiguré, souillé, travesti, piétiné,
L’amour sourit en moi, vulnérable, invaincu,
Le visage sourit que j’ai tant méconnu…
Par dessus tout je veux vous célébrer,
- Mais à mi-voix, comme il convient -
Vous dont nul ne prononce impunément le nom,
Dont nul ne sait
Quel nombre vous comprend :
Etes-vous trois ou quatre, étranges pélerins,
Vous qui toujours égarez l’un des vôtres,
Et toujours le cherchez,
Etes-vous sept ou huit,
Fols des chemins,
Mendiants pleins de puissance,
Gnômes furtifs,
Lourdes poteries cuites au feu subtil
De votre père Héphaïstos.
Vous les plus proches, et les moins attendus,
De tous les Immortels
Vous les plus secourables, et les plus méconnus.
J’ai longtemps dépéri près de vous sans vous voir,
Qui vainement autour de moi dansiez
Vos rondes obstinées,
Contre mes genoux mêmes sautant,
Bondissant,
Tandis que d’une main monotone,
Excédée,
Ma lassitude aveugle vous chassait.
Jusqu’à ce jour où, le long de la mer
Me promenant,
Convalescente, et de toute pensée déserte,
Sans doute je franchis, invisible, un seuil,
Et vous étiez là…
Premier extrait
Les portes d’airain, les inexorables,
Ont cédé, les espaces
Accompagnent ma chute, l’abîme bienheureux
Me porte.
Cesse, mon front, de t’élancer,
Il n’y a plus d’obstacle.
Cesse, mon arc, de te bander,
Il n’y a plus de cible.
Ta violence, mon cœur,
Fond dans l’immensité qui s’ouvre sous nos pas.
Gouffres sans vertige et sans fin,
Que l’âme tremblante explore,
Craignant encore
L’impossible heurt,
Merveilleuse mouvance
Entre les monts, dans les vallées,
Plonge, mon âme, ou jaillis
Vers tous les ciels, et sous toutes les nuits,
Erre ou repose, berce-toi
Sur tous les fleuves,
Le vent te traverse, et l’air te nourrit.
Je mets la main sur toi, tu vibres,
Je tressaille,
Tu frémis, je me dresse :
Ils sont enfin tombés, les murs de Jéricho.
Lui-même, Il entre dans sa ville.
Deuxième extrait
Tes sincérités seront devant toi :
Grands insectes morts, l’un à l’autre agrippés,
Promesses de poussière.
Tes vertus seront devant toi :
Brisées, jonchant le sol de gestes solennels.
Tes vices seront devant toi :
Chétifs. Tu les verras sans honte.
Ils t’ont aidé autant que tes vertus, aidé
A survivre.
Car il ne s’agissait que de cela : survivre.
Noblement, bassement.
Brutalement.
Survivre, pour comprendre.
Il n’y avait aucun autre courage.
Laisse.
Laisse aller tout cela.
Le tonnerre sans force au loin traîne et se perd.
Il se perd, et tu ris.
Tu te regardes, et tu ris,
Nue.
Libre.
Un éclair te soulève, et déchire
En ton esprit quelle inerte
Epaisseur encore,
Quelle torpeur encore.
Evanouie.
Une pulsation de lumière
Vibre sous ta peau éblouie,
Tremble sous tes paupières,
Une pensée, une, dansante
En elle-même, où se meuvent et fulgurent
Mille pensées vivantes.
Tu la vois. Trop intense pour toi,
Tu la perds aussitôt.
Tu la cherches et t’efforces, et forces ton regard.
Tu te fatigues en vain. Elle
Voit, et te voit, et de toi se saisit.
Elle coule en cascades
Brillantes dans ta gorge, elle envahit
De ses bondissements tes veines souriantes,
Brûlante haute et claire
En toi,
Immobile,
Dressée, l’audacieuse flamme du sens.
La Vérité
EST. La vérité seule
EST, et il n’y a pas d’Etre en dehors d’elle.
Amoureusement
Elle adhère au réel. A tous les fragments,
A tous les débris,
A tous les lambeaux du réel elle adhère,
Invinciblement.
Les étreignant de toutes parts, l’un contre l’autre les pressant
De toutes parts, inlassable.
Inlassablement
Elle adhère au réel : toi, adhère à elle.
Qu’il n’y ait pas
Le moindre interstice entre toi et elle.
Car la droiture est la présure de l’Etre…
Viens, toi que ton cœur a égaré si loin,
Si loin des hommes,
Si près de moi,
Viens, toi qui fus pris sans défense
Au piège de toi-même,
Toi qui fus jeté sans comprendre
Entre les lourdes meules,
Et broyé,
Toi qui, aveugle de lumière,
Dus subir l’aveugle colère
De l’ombre,
Toi qui as épuisé la haine des contraires,
Toi dont la douleur a sculpté
Chaque nervure,
Membrane d’âme, vibrante et tressaillante
Sous la torture,
Toi qui de chaque supplice a dansé
La gamme, et qui as, exhalante,
Exhalé sous l’archet la note la plus pure,
Toi dont les cris éteints ont lentement sombré,
Sondant sans fin, à jamais insondée,
La béance de la nature,
Viens, toi que les sentiers ont perdu
Parmi ces rocs,
Toi qui, scrutant l’angoisse
Nue de ces parois, guettes follement
La folie qui te guette,
Cherches-tu sur la pierre
Quelque trace encore ? Le désert
A compté tous tes os, et la mort,
Luisante au fond du gouffre,
Te trompera dans la mort même.
Viens, toi que ton cœur a égaré si loin…