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Interview d’Anna Griève

Mercredi 13 octobre 2010


Membre d’Adéquations, Anna Griève a publié en février 2010 aux Editions Imago un ouvrage intitulé "Les Trois corbeaux ou la science du mal dans les contes merveilleux", dont des extraits sont en ligne ici.

Adéquations a demandé à Anna Griève d’expliquer en quelques mots les principales notions qu’elle met en lumière dans son ouvrage, comme celle de "mal radical", et de préciser en quoi ces notions ne s’appliquent pas seulement aux contes merveilleux mais aussi à l’histoire de nos sociétés, à l’étude des évolutions politiques comme de la crise écologique...

Vous avez publié un ouvrage qui a pour titre Les Trois corbeaux ou La Science du mal dans les contes merveilleux. Quelle en est l’idée directrice ?

C’est la distinction, à l’intérieur de l’ensemble formé par les contes merveilleux, de deux sortes d’histoires : les contes de quête et les contes d’enquête, la quête et l’enquête désignant deux itinéraires de réalisation de soi-même, ou, pour le dire avec le mot de Jung, d’individuation. Cette distinction se fonde sur la nature du mal auquel se trouve confronté le personnage central du conte, qui est toujours, comme on le sait, soit un enfant, soit un jeune homme ou une jeune fille.

Dans les contes de quête, où le mouvement a pour origine un sentiment de manque, ou de stérilité, ou de désordre parfois extrêmement grave, le mal est susceptible de transformation, et la quête a justement pour effet de révéler la fécondité latente de ce mal. Par exemple, dans le conte de Grimm Jean de fer, la situation de départ est celle d’une coupure absolue entre le château royal et la forêt qui l’environne, où l’on avait coutume d’aller chasser, mais où disparaissent désormais, de façon inexpliquée, tous les chasseurs et tous les chiens qui y pénètrent. Un chasseur particulièrement intrépide finit par découvrir et capturer un « homme sauvage » à l’aspect de métal rouillé, qui tue tout ce qui s’aventure dans la forêt. Dès que l’enfant royal, voyant en l’« homme sauvage » autre chose qu’une curiosité et une ressource naturelle à exploiter, entre en relation avec lui et lui fait confiance, celui-ci se transforme en un homme imposant, possesseur de richesses immenses et dispensateur des biens les plus hauts. L’ouverture amène la transformation, la transformation à son tour amène la réconciliation du conscient et de l’inconscient jusque là séparés, qui travaillent désormais ensemble à une œuvre commune.

Dans les contes d’enquête (que nous appelons parfois aussi contes de libération), le mouvement a pour origine la nécessité de se soustraire à une implacable volonté de meurtre physique et/ou psychique. Il ne s’agit plus là d’un mal transformable, mais d’un mal radical, qu’il faut éliminer d’une façon ou d’une autre, car il est violence pure, intrinsèquement ennemi de la vie. Quelques uns des contes de Grimm les plus célèbres, comme Blanche-Neige, Hänsel et Gretel, Petit frère et Petite sœur, La jeune fille sans mains ou encore Les douze frères, en sont des exemples plus ou moins complexes. Ces contes ont en commun que l’un des parents, la belle-mère ou le père, ont sur l’enfant une volonté systématique de destruction. Dans tous ces cas, la figure du mal est inaccessible à la transformation et se trouve à la fin, d’une façon ou d’une autre, toujours éliminée. Cette élimination, c’est-à-dire la perte de tout pouvoir concret ou de toute emprise psychique sur l’enfant, est en effet, dans de telles situations, la condition sine qua non de sa restauration intérieure et de sa réalisation.

La distinction entre les contes de quête et les contes d’enquête repose donc sur une pensée de la double nature du mal.


Comment définissez-vous le mal radical ?

Tout d’abord, c’est un acte. On ne peut parler de mal radical avant au moins un commencement d’exécution d’un acte. C’est un acte né d’une volonté d’anéantissement de l’autre en tant qu’autre, en tant qu’il est l’Autre, et désigné par le dominant ou la majorité, en raison même de sa différence, comme le porteur du mal absolu, qu’il devient dès lors légitime et louable de détruire et de supprimer. Il s’agit donc d’une volonté d’anéantissement auto-justificatrice et systématique, pareille au programme d’une machine, qui s’exerce sur un être seul ou un groupe isolé, sans défense, sur une victime – non sur un ennemi. Dans les contes, il s’agit de la volonté meurtrière d’un parent, ou de tout adulte tenant lieu de parent, sur l’enfant qui dépend entièrement de lui. En fait, le mal radical reste partout et toujours identique à lui-même, qu’il s’agisse d’un acte privé, commis au sein de la famille, ou d’un acte collectif, d’ordre social et/ou politique.

C’est dire que les génocides, les crimes contre l’humanité et la maltraitance systématique de l’enfant évoquée dans ses différentes formes par les contes d’enquête relèvent fondamentalement, malgré les différences, d’un seul et même processus. Il s’agit, par l’anéantissement de l’Autre, d’établir le règne exclusif du Même. Ce Même absolutisé et soi-disant porteur du Bien devient alors comme l’idole à laquelle, à travers le sacrifice de l’autre concrètement réel, on tente de sacrifier la possibilité même de l’Autre.

Or, la vie étant à tous ses niveaux un tissage de contraires complémentaires et interdépendants, l’anéantissement de l’Autre peut être caractérisé comme une démence particulière, d’ordre éthique-ontologique. Nous appelons « dé-création » cette forme de démence, cette déréalisation qui prouve par la négative et l’absurde l’unité originelle et ultime de l’éthique et de l’ontologie.


Et comment définissez-vous l’individuation ?

L’individuation est l’émergence de la personne, la réalisation de cette potentialité qui est proprement l’humain en l’homme. C’est un processus de dissolution des liens inconscients qui asservissent la personnalité tant à ses propres contenus intérieurs qu’à la mentalité et aux normes collectives. L’espace de liberté à la fois intérieur et extérieur ainsi dégagé est justement le lieu de la personne, que l’on peut définir comme une condensation de conscience, différenciée de ce qui n’est pas elle, capable d’un agir autonome, pleinement responsable.

Cela ne signifie nullement que l’être individué est un être séparé des autres et centré sur lui-même. Au contraire : n’étant plus esclave, il devient capable de relation vraie. Il n’est plus lié, mais relié. Centré en lui-même, n’ayant pas besoin de soumettre ni de se soumettre, il reconnaît l’autre en tant qu’autre. La personne en lui s’adresse à la personne en l’autre. Fondant l’être humain dans l’universel de la personne, l’individuation est donc le processus éthique par excellence – qui se poursuit toujours et n’a jamais de terme.

Il ne faut pas confondre l’individuation avec l’individualisme. L’individualisme est un fourvoiement total de l’individuation, qui centre non pas en lui-même mais sur lui-même, dans une subjectivité où il s’enferme sans accès à l’universel et donc sans relation authentique à l’autre. Cet accès à l’universel, immédiat chez quelques uns, est le plus souvent l’effet d’un cheminement psychique que Jung appelle « individuation », et que l’on trouve désigné, dans certaines traditions, comme éveil spirituel – sans que le terme « spirituel » renvoie ici à quelque religion.

Les contes merveilleux montrent que le chemin de l’individuation est plus douloureux, et même terrible, chez un être qui a subi dans son enfance les attaques et les ravages du mal radical : c’est précisément cet itinéraire que nous appelons l’enquête ou la libération.


N’y a-t-il pas eu justement, dans les dernières décennies, une prise de conscience collective de ce type de crimes qui ressortissent à ce que vous appelez le mal radical, c’est-à-dire la naissance d’une forme collective de l’enquête ?

Oui, et c’est l’effet de la découverte de l’horreur nazie, en particulier de la Shoah. Il y a eu une définition de ces crimes et on a posé les bases d’une législation internationale les concernant, même si c’est encore très loin d’être suffisant.

Ce qui est très frappant, c’est que la prise de conscience de ces crimes collectifs s’est accompagnée, avec un certain temps de retard, de la prise de conscience des crimes d’ordre privé commis sur les enfants. Il n’y a encore que vingt ans, la maltraitance systématique d’un enfant, dans les rares cas où elle était portée devant un tribunal, était à peine sanctionnée, par des peines scandaleusement basses. Et les crimes de pédophilie étaient ignorés, ou très facilement occultés. Cette concomitance de l’éveil dans des domaines en apparence si éloignés souligne la nature fondamentalement identique des crimes commis. Mais il a fallu historiquement le caractère massif de la Shoah pour que leur réalité s’impose à la conscience et suscite une réflexion et un commencement d’action.


Il y a donc là un progrès éthique de la conscience collective, un progrès de la reconnaissance de l’autre en tant qu’Autre ?

Incontestablement. C’est le développement des principes posés par la Déclaration des droits de l’Homme, centrée sur l’individu et qui garantit la dignité de la personne. Mais dans le même temps que le développement de ces principes témoigne d’un progrès sur le plan du conscient, de nouveaux périls apparaissent, et l’humanité semble inconsciemment entraînée dans un irrésistible mouvement d’effacement de l’Autre.


Où en voyez-vous les manifestations ?

Ces manifestations ont été déjà, depuis des années, et sont aujourd’hui constamment décrites, analysées et dénoncées. Le productivisme triomphant, qui rabaisse tout à la valeur marchande et l’humain lui-même à un consommateur, qui standardise non seulement les objets mais, par le matraquage publicitaire, le désir lui-même, comme émietté en envies successives et insignifiantes, renforce constamment le Même en chacun et en tous. L’Autre se trouve, lentement, insensiblement mais sûrement, repoussé de plus en plus loin vers l’horizon, son domaine se restreint aussi bien en nous que hors de nous. Notre capacité à l’accueillir recule à proportion, et cela d’autant plus que les réseaux de l’internet favorisent les rencontres virtuelles, une communication désincarnée qui donne l’illusion de l’échange en permettant de s’y soustraire à volonté, en toute grossièreté, sans rien voir ni savoir des sentiments de l’autre.

Or, tout comme la communication n’est pas l’échange mais en donne l’illusion, la prolifération du Même, psychiquement stérile, donne l’illusion de la vie mais n’est pas la vie. La vie est fécondité, c’est-à-dire surgissement du nouveau, donc de l’Autre, ce qui implique la rencontre avec lui, la confrontation et l’échange, l’accueil et l’interpénétration, un début au moins d’union des contraires.

Si le mal radical consiste en le sacrifice de l’Autre à l’idole du Même, tel qu’on le voit réalisé par la violence dans les entreprises génocidaires ou la maltraitance de l’enfant, on pourrait dire que notre civilisation semble s’acheminer vers une élimination de l’Autre sans violence, une élimination non seulement consentie mais désirée, comme une sorte de sacrifice sans sacrifice, le mal radical parvenant à ses fins en douceur, par une insignifiance croissante, sans même un acte qui permette de le repérer clairement comme tel.


Que penser, dans un tel contexte, de la perspective du clonage de l’être humain ?

Le clonage reproductif, qui signifierait le triomphe du Même dans la psyché, serait certainement, au moins sur le plan du symbole, un acte précis et repérable du mal radical - même si, concrètement, la production de l’absolument identique resterait sans doute impossible. Mais en même temps, parce que le clonage ne s’accompagne pas de violence, il reste difficile à reconnaître comme un acte du mal radical. Le caractériser comme tel implique de définir le mal radical non plus comme l’élimination de l’Autre à travers celle de l’autre, mais comme l’élimination de la possibilité même de l’Autre. Le temps semble venu de ce changement de définition.

C’est comme si le mal radical était en train de commettre un crime si parfait qu’il n’y a plus de crime repérable, mais une lente éviction de l’Autre qui a pour conséquence l’extinction progressive des conditions mêmes de possibilité de l’individuation, et donc une insensible dé-création de la psyché elle-même. C’est du moins une crainte que l’on peut légitimement nourrir.


Quelles conséquences politiques peut avoir cette élimination en quelque sorte narcotique de l’Autre ?

Un évidement de la démocratie. La démocratie est la forme politique de l’équilibre entre des contraires complémentaires et interdépendants. Moins il y a d’Autre, et donc d’individuation et de possibilité d’individuation, moins il y a « d’Autre », plus la démocratie devient une illusion. Des débats futiles, biaisés, ou de faux débats, sans rapport avec les difficultés de fond, occultent un totalitarisme mou, qui n’est même plus ressenti comme tel, puisque qu’il ne s’agit plus alors d’un totalitarisme d’Etat, mais d’une indifférenciation générale, du triomphe du Même dans tout le corps social, à la fois cause et conséquence d’un manque de substance de l’individu que rien ne signale au regard.


Peut-on à votre avis établir un lien quelconque entre le mal radical et la crise écologique ?

Il n’y a pas de lien direct. Mais pour être indirect, le lien n’en est pas moins profond entre la crise écologique et l’effacement actuel de l’Autre. Le consumérisme et la marchandisation globalisés, une forme de rationalisation orientée exclusivement vers l’efficacité matérielle et le rendement financier, une financiarisation elle-même désormais déconnectée de l’économie réelle, tout cela s’est constitué en un fonctionnement autonome surpuissant que rien ne semble pouvoir arrêter ou contrôler. C’est ce fonctionnement aveugle qui, par la surexploitation des ressources naturelles, entraîne les désastres écologiques, manifestations concrètes, de plus en plus fréquentes et graves, de la dé-création en cours. Le lien est donc très réel entre la crise écologique et le mal radical sous sa forme nouvelle d’éviction progressive de l’Autre au profit du règne exclusif du Même.

Il faut d’ailleurs remarquer que cette forme nouvelle de mal radical ne se substitue pas à sa forme ancienne de violence sacrificielle. Elle ne fait que s’y ajouter.

De même que le temps est venu d’une définition du mal radical comme élimination progressive de l’Autre, le temps est venu aussi d’une forme nouvelle de l’enquête, qui s’oriente moins vers des coupables que vers des modes de fonctionnement globaux, auxquels chacun d’entre nous participe, même contre son gré. L’humanité est ici confrontée à une titanesque avancée de conscience.

Le propre de l’Homme n’est ni le rire ni le langage. L’humain en l’Homme est sa capacité de reconnaissance et d’accueil de l’autre en tant qu’Autre. Cette semence éthique paraît aujourd’hui gravement menacée.



La compagnie Panthéâtre a inclu le livre d’Anna Griève comme référence essentielle pour ses créations et pour les programmes de formation professionnelle.

Le fondateur de la compagnie, Enrique Pardo, écrit dans sa Lettre d’octobre 2010 : « Il y a une justesse "éthique" dans ce que Anna Griève écrit que je trouve extraordinaire - rarissime. Pour un artiste, c’est crucial, surtout pour ceux qui veulent (exigent) du « radical » dans l’art. (...) Le mal est un incroyable séducteur esthétique car il colporte justement des alternatives aux allures radicales, de fascinantes performances iconoclastes. Le livre d’Anna Griève est une leçon magistrale pour nous autres artistes, en ce qu’elle fait la part éthique des dramaturgies et des fascinations "radicales" . Une des questions qu’elle s’est posée en écrivant ce livre est : y a-t-il dans le contes merveilleux des figures et des dramaturgies qui annoncent un phénomène comme Hitler ? C’est ce qu’elle appelle "le mal radical". Le livre est absolument fascinant – il revisite les contes des Frères Grimm et présente un conte gitan époustouflant de vivacité psychologique : "La Princesse de la montagne de glace" (...) »
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