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Jeudi 18 avril 2024

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Le Processus d’individuation chez Gœthe

Extraits d’une étude non publiée d’Anna Griève

2008, par Anna Griève


Rapprochant Goethe et Jung, ce texte décrit le parcours de Goethe comme un "processus d’individuation". Il montre que la pensée de Goethe présente une première élaboration, dans un langage différent, moins psychologique, de cette notion jungienne fondamentale. Partant du premier grand texte de Goethe, "Les Souffrances du jeune Werther" (1774), Anna Griève commente dans la perspective de ce processus la plupart des oeuvres majeures, poèmes, théâtre (Iphigénie en Tauride, Faust) et romans (Les Années d’apprentissage de Wilhem Meister, Les Affinités électives, Les Années de voyage de Wilhelm Meister).
A noter qu’Anna Griève revient sur la pensée et l’oeuvre de Goethe dans la conclusion de son récent ouvrage Les Trois corbeaux, ou la science du mal dans les contes merveilleux, éditions Imago, février 2010.

 Les Souffrances du jeune Werther

1 - Lorsque Gœthe écrivit Les Souffrances du jeune Werther, l’amour et le désir amoureux, dont l’expression, après l’éclosion merveilleuse du douzième siècle, avait – en littérature du moins – acquis droit de cité sous leurs diverses formes, ne constituaient certes pas un thème nouveau, comme en témoignent la poésie lyrique française du seizième siècle, le théâtre élisabéthain, le théâtre du dix-septième siècle français, puis des romans comme La Princesse de Clèves, Manon Lescaut, et, quinze ans avant le Werther (1775), La Nouvelle Héloïse (1761). Ce n’est donc pas dans le sujet du roman qu’il faut en chercher la nouveauté radicale, la portée d’avenir, c’est-à-dire la puissance d’ouverture d’une voie intérieure qui se découvre et se trace au plus sombre, au plus inextricable et au plus effrayant des profondeurs mortellement dangereuses de la matière terrestre – même si c’est bien le désir amoureux qui y attire Gœthe-Werther et l’y abandonne à lui-même. L’affirmation que ce roman ouvre avec puissance une voie intérieure nouvelle, plus exactement un mode nouveau du processus d’individuation, paraît d’ailleurs tout d’abord sans fondement : car enfin Werther se suicide, et le désespoir qui le mène à cet acte semble bien être la négation de la fécondité de ce déferlement d’énergie qu’est son amour. Mais s’il est vrai que la plupart des grandes œuvres doivent être considérées en elles-mêmes, chacune comme un tout organique, complet en lui-même, qui ne requiert pas, pour être compris, d’être replacé dans l’évolution de son auteur – même s’il peut être intéressant de l’envisager aussi de ce point de vue – il en va tout autrement du Werther (nous désignerons ainsi le roman, pour abréger). Car le Werther n’est pas encore véritablement une œuvre d’art, en ce que ce roman n’est pas complet en lui-même, il n’est que la première phase, même si c’est la phase essentielle, de la résolution d’une crise terrible, dans laquelle Gœthe a pensé disparaître. On sent bien, par une intuition aussi immédiate que vague, qu’il fallait que Werther meure pour que Gœthe survive, et que Gœthe s’est en quelque sorte tué en effigie pour n’avoir pas à se tuer en réalité. Mais les choses, exprimées ainsi, sont presque fausses. Car Werther n’est pas Gœthe, mais une partie, ou plutôt un aspect de lui-même dont Gœthe fait le deuil par le suicide auquel il le soumet dans le roman ; et Gœthe par cette œuvre ne survit pas seulement, plus ou moins le même, plus ou moins changé : Gœthe naît à lui-même en l’écrivant, il devient le poète qu’il n’était pas encore. Ceci ne se réduit pas à signifier qu’il prend conscience du pouvoir qu’« un dieu lui a donné de dire ses souffrances » et d’échapper par là aux périls de folie et de mort qui menacent celui qui vit sans cesse, comme lui, "d’un extrême à l’autre". Il ne s’agit pas seulement d’un don d’expression salvateur : ou plutôt, si ce don est salvateur, c’est qu’il est infiniment plus qu’un don d’expression, il est un don de passage au plan du symbole, un don de naissance du sens. Car c’est le symbole, c’est le sens qui sauvent ; le simple dire allège, et peut, de diverses manières, favoriser l’accès au symbole, ou du moins à l’archétype, mais il ne sauve pas par lui-même. En écrivant le Werther, Gœthe ne dit pas seulement ce qu’il sent, ce qu’il souffre, il laisse se creuser en lui un espace de pur jeu psychique, comme une scène intérieure où les aspects opposés de sa personnalité se font face, entrent en tension et en relation sous son regard, s’affrontent et se transforment sous l’action du feu qui brûle en lui, et qui peut ainsi brûler jusqu’au bout, jusqu’à ce que disparaisse ce qui doit mourir et jusqu’à ce que les contraires s’unissent d’une union juste dans l’avènement du symbole. Mais le roman correspond seulement à la phase la plus douloureuse, la plus aiguë du processus, quand celui-ci se déroule jour après jour, heure après heure, sans que celui qui le vit – qui écrit – comprenne ce qui se passe en lui, vers où il est porté, éprouvant seulement qu’il est porté, qu’un mouvement est là, que la vie est là. Gœthe, pendant les six semaines intenses que dura la rédaction du roman, n’avait pas le recul nécessaire pour mettre en scène le personnage le plus important – lui-même écrivant – l’alchimiste attisant le feu sous l’athanor, participant passionnément à toutes les modifications des substances. C’est pourquoi le Werther est un texte incomplet, à deux égards incomplet, et qui, pour être compris, doit être doublement complété.

Le lecteur du Werther doit avoir présent à l’esprit Gœthe écrivant le roman, il doit nécessairement réintégrer au texte, s’il ne veut pas en perdre radicalement le sens, ce quatrième personnage : Gœthe comme Conscience archétypale ; et il doit, en second lieu, remarquer combien la poésie lyrique de Gœthe change après le Werther, comme elle passe, ainsi que nous espérons être en mesure de le montrer un peu plus loin, du plan de la création charnelle au plan du symbole, comme l’amour même est désormais vécu par Gœthe à ce plan, ce qui n’est absolument pas le cas dans le Werther, ni, bien sûr, dans l’expérience vécue qui y correspond, laquelle ne trouve son sens qu’en devenant la matière de l’expérience transformante que constituent, non le roman en lui-même et réduit à lui-même, mais sa soudaine conception dans l’esprit de Gœthe, sa rédaction brûlante, d’un seul jet : premier moment, décisif et dramatique, du passage à un autre niveau, à la fois plus profond et plus élevé, du sentiment et de l’être, puis, dans les années qui suivent, affermissement progressif de Gœthe dans la perception de la réalité symbolique et dans le processus de la création pneumatique, c’est-à-dire de la croissance de l’être intérieur, de la "personnalité", selon le terme employé par Gœthe. Ce processus passe chez lui par la création littéraire, mais la création littéraire n’est jamais pour lui le but, elle est le lieu et le mode d’une réalisation qui ne se confond pas avec elle, et qui est la manifestation de l’infini dans le fini, l’incarnation de l’archétype du Soi dans les limites de l’être humain, c’est-à-dire l’individuation, que Gœthe appelle la "personnalité", "jouissance la plus haute des enfants de la terre". Par rapport à la modalité chrétienne du processus d’individuation – décrite d’ailleurs par Gœthe dans "Les confessions d’une belle âme" (sixième livre des Années d’apprentissage de Wilhelm Meister), et qui témoigne d’une compréhension profonde, "alchimique", c’est-à-dire symbolique, du christianisme – la modalité proprement gœthéenne de ce processus est nouvelle en ceci que le travail d’individuation ne s’effectue plus dans un éloignement du monde, en quelque sorte à mi-chemin entre ciel et terre, mais au contraire dans toute la densité et la complexité de la matière terrestre, où toutes les énergies psychiques, et en particulier les énergies passionnelles, s’engagent entièrement. Il reste à essayer de comprendre ce qui rend la passion amoureuse, chez Gœthe, susceptible d’orienter l’être vers un processus de transformation que les histoires d’amour des siècles précédents, représentées au théâtre ou racontées dans les romans, ne semblaient pas même pressentir – à l’exception des contes merveilleux, mais ceux-ci sont à part. Et il reste à tenter, non pas d’expliquer le mystère de la transformation, mais de le décrire dans cette modalité nouvelle que Gœthe n’invente pas, mais qu’il découvre, qu’il sert, et dont il témoigne.

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