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Jeudi 25 avril 2024

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Le Processus d’individuation chez Gœthe

Extraits d’une étude non publiée d’Anna Griève

2008, par Anna Griève


Rapprochant Goethe et Jung, ce texte décrit le parcours de Goethe comme un "processus d’individuation". Il montre que la pensée de Goethe présente une première élaboration, dans un langage différent, moins psychologique, de cette notion jungienne fondamentale. Partant du premier grand texte de Goethe, "Les Souffrances du jeune Werther" (1774), Anna Griève commente dans la perspective de ce processus la plupart des oeuvres majeures, poèmes, théâtre (Iphigénie en Tauride, Faust) et romans (Les Années d’apprentissage de Wilhem Meister, Les Affinités électives, Les Années de voyage de Wilhelm Meister).
A noter qu’Anna Griève revient sur la pensée et l’oeuvre de Goethe dans la conclusion de son récent ouvrage Les Trois corbeaux, ou la science du mal dans les contes merveilleux, éditions Imago, février 2010.

 Gœthe, la quête et l’enquête, Jung

1 - Un être qui a subi les destructions psychiques du sacrifice peut aimer passionnément l’œuvre de Gœthe et les figures de cette œuvre ; l’amour qu’il leur porte est à la mesure de la distance qui le sépare d’une humanité si libre et si hautement différenciée. Mais si cette révélation peut lui faire sentir la beauté profondément attirante de cette grandeur naturelle de l’humain, elle peut aussi le désespérer, en lui donnant l’impression qu’il est d’une race sous-humaine, un avorton d’humanité : effet sur lui du sacrifice, certes, mais en même temps sentiment de l’effrayante vérité de son état intérieur présent. Car ce qui caractérise Gœthe et les figures essentielles de son œuvre est la capacité d’engagement total des énergies archétypales et le mode végétal, organique, harmonieux, de la croissance intérieure ; mais chez celui qui est détruit par le sacrifice, les énergies archétypales sont sous l’emprise du mal radical ; non seulement elles ne peuvent librement s’engager, mais leur orientation a été inversée, elles ont été engagées dans une perversion dé-créatrice, qui se poursuit sourdement, inlassablement ; comment pourrait-il y avoir croissance végétale, harmonieuse, de ce qui est dénaturé ? Il ne peut y avoir, et justement dans le meilleur des cas, qu’une entreprise de libération aussi acharnée que l’est le mal radical, une lutte longtemps menée au bord de la folie et du suicide, dans des lieux de cauchemar. C’est pourquoi l’être qui a subi les destructions du sacrifice ne peut pas faire son chemin à travers l’œuvre de Gœthe, et ne doit surtout pas le tenter, car il s’enfermerait dans ce qui ne pourrait être pour lui qu’une imitation, dans un monde pour lui artificiel, et s’interdirait par là d’entrer dans la guerre de libération hors de laquelle il n’est pas pour lui de salut. Cela d’autant plus que si l’œuvre de Gœthe, consubstantielle à lui-même, est l’espace intérieur créé en lui par l’émergence du symbole et où le symbole s’est constamment renouvelé, la voie qu’il ouvre et continue à ouvrir durant toute son existence avec tant de puissance paraît liée à ce génie créateur que le lecteur n’a pas en partage, si bien que ce dernier ne trouve pas chez Gœthe une possibilité pratique d’accès direct à son être propre et au mouvement de son être. Même le lecteur qui n’a pas été victime du sacrifice, qui donc est psychiquement sain, qui sent que la vie et l’œuvre de Gœthe offrent la modalité nouvelle, moderne, de l’expérience intérieure, ne trouve en lui qu’une orientation générale, non une aide concrète et immédiate. Une telle aide ne pouvait venir que d’une attention portée à l’étude des phénomènes psychiques, ce qui s’est réalisé ou plutôt a commencé à se réaliser une cinquantaine d’années après la mort de Gœthe (1832) à travers la prise en considération des rêves, l’importance accordée à leur signification et à leur interprétation, par Freud dans un premier temps, puis par Jung. La vie et l’œuvre de Gœthe ne pouvaient atteindre leur pleine fécondité qu’à travers cette démocratisation de l’accès à l’être intérieur profond que permettent à chacun les images de ses rêves et le travail sur ces images, équivalent pour lui de ce que fut pour Gœthe la création littéraire. C’est ce qui devint possible lorsque, les images des rêves ayant été prises en compte par Freud mais interprétées par lui dans le cadre d’une théorie générale réductrice, Jung les fit accéder à la profondeur de leur sens et à la pleine liberté du mouvement de ce sens dans un espace de dimension archétypale. L’inestimable bienfait que constituent la description dans un langage simple et adéquat de la voie intérieure authentique, de la voie des contraires, ainsi que son "balisage" à l’aide de quelques notions-clés ne signifie pas que cette voie ait perdu son caractère d’aventure intérieure, son mystère et ses périls. Mais l’accès en est cependant moins caché et plus largement offert.

Un nouveau développement a en outre été rendu possible par là, auquel ne pouvait en aucune façon conduire l’œuvre de Gœthe. Comme la voie des rêves consiste en effet, non pas uniquement, mais principalement, en une cohérence dynamique qui se dégage peu à peu d’images nombreuses, recueillies et méditées jour après jour, une difficulté féconde n’a pas tardé à surgir : lorsqu’après un temps de travail assez long aucune cohérence ne s’est dégagée, ou lorsque, s’étant dégagée, elle se trouve brutalement interrompue ; ou lorsqu’apparaissent des rêves obstinés, récurrents, de destructions terribles, de menaces mortelles, de menées perfides, ou quelques rêves de ce genre suivis d’une totale stagnation, ou encore des souvenirs longtemps refoulés ou tenus secrets, alors le psychothérapeute non dogmatique et la personne en travail finissent par comprendre qu’ils sont confrontés à un mal d’une autre nature que celui dont parle Jung, à un mal non transformable, ennemi haineux et sournois de tout sens et de toute relation, et ils prennent conscience que le concept d’ombre de Jung est tout à fait imprécis et insuffisant. La mise en œuvre psychothérapeutique des conceptions de Jung amène inéluctablement à constater qu’elles sont remarquablement éclairantes et opérantes dans certains cas, mais étrangement inadéquates et totalement inopérantes dans d’autres cas, ces derniers présentant toujours des traits communs essentiels, en relation avec l’une ou l’autre forme de la maltraitance systématique de l’enfant. L’intuition s’éveille alors d’un mal radical, de nature sacrificielle, et l’esprit se trouve amené à concevoir la pensée de la double nature du mal, en même temps que la nécessité, pour les êtres victimes de cette maltraitance, d’un travail orienté non vers la transformation, mais vers la libération, c’est-à-dire d’un travail dans l’esprit de l’enquête et non dans l’esprit de la quête. Si le travail de Jung se révèle si précieux lors même qu’on se heurte à ses limites, c’est parce que l’enquête féconde, c’est-à-dire libératrice, se meut comme la quête dans la dimension archétypale où s’enracine toute l’œuvre de Jung et dont elle est le déploiement. La reconnaissance de ces limites invite à poursuivre la réflexion de Jung au niveau où elle se situe, c’est-à-dire à explorer dans la dimension archétypale les chemins propres de l’enquête, et à réaliser la jointure entre la quête, que Jung a si puissamment pensée, et l’enquête, qu’il n’a pas intégrée à son œuvre.

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