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Dimanche 13 octobre 2024

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Les trois corbeaux, ou la science du mal dans les contes merveilleux

Chapitre 1 - Les contes et les légendes d’échec

février 2010, par Anna Griève


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Le signe de l’interdit

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Si l’on met en regard les contes et les légendes d’échec d’une part, et d’autre part les contes merveilleux, on est frappé par une similitude et une différence toutes deux fondamentales. Dans tous ces récits, en effet (à l’exception des contes de libération qui se rapportent à de tout jeunes enfants), c’est toujours et uniquement de l’union amoureuse qu’il s’agit. Mais, dans les contes et les légendes d’échec, l’union est Les contes et les légendes d’échec acquise d’emblée, et rompue sans retour après quelque temps de bonheur, tandis que dans les contes merveilleux l’union amoureuse n’intervient qu’à la fin du récit, comme le couronnement de la quête, ou de l’enquête, et elle est alors définitivement établie (il peut arriver qu’elle intervienne à mi-parcours, mais dans ce cas elle est toujours remise en question et n’est véritablement assurée qu’à la fin de l’histoire).

Ainsi le mouvement des contes et légendes d’échec est-il exactement l’inverse du mouvement des contes merveilleux, les premiers commençant par où les autres finissent. Dans ces récits, la réalisation facile de l’union amoureuse masque une faille profonde dont l’interdit est le signe. La transgression révèle la faille, où s’engloutit tout ce qui semblait acquis. Dans les contes merveilleux, au contraire, il y a dès le départ une conscience de la faille : l’union amoureuse est présentée comme hors d’atteinte, le chemin qui y mène hérissé de telles difficultés et souvent de périls si grands que l’entreprise semble pure folie. Et c’est justement cette faille qui peu à peu se comble et disparaît, processus qui rend enfin possible et solide l’union amoureuse : « Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. »

L’existence de la faille est due au caractère à la fois infra-humain et supra-humain de la figure féminine. Dans les contes merveilleux, cette figure a le plus souvent forme humaine dès le départ, et elle est plus qu’humaine soit par sa beauté extraordinaire, parfois terrifiante, soit par son savoir plus encore que par ses pouvoirs magiques. Elle peut avoir forme animale dans un premier temps, elle est alors grenouille ou serpent, puis l’approche de l’amour la transforme, elle prend forme humaine, et cette transformation est définitive. Il en va autrement dans les contes et les légendes d’échec. La figure féminine y est double. Le plus souvent, elle se présente à l’homme et vit en tout cas avec lui sous un aspect humain, mais elle a en même temps plus ou moins secrètement une forme animale qu’elle revêt certains jours ou qui se révèle dans certaines circonstances, et elle passe d’une forme à l’autre, tour à tour femme, ou poisson, ou serpent, ou sirène, ou dragon. Ces formes animales la font apparaître comme liée à la nature, tout particulièrement à l’eau, fontaine, rivière ou lac, à la forêt, à la montagne, et c’est dans ou près d’un de ces lieux que l’homme la rencontre d’abord [1]. La puissance supra-humaine de cette figure se manifeste comme celle de la nature : par la fertilité et l’abondance. Elle est dispensatrice de toutes sortes de bienfaits, d’enfants nombreux. Dans le cas de Mélusine, elle est même fertile en villes et châteaux. C’est sur cette fécondité, et non comme dans les contes merveilleux sur la beauté extraordinaire ou le savoir magique, qu’insistent les contes et les légendes d’échec.

Cependant, quelles que soient les différences que présente, dans les uns et les autres récits, cette figure féminine (différences importantes, signifiantes, et sur lesquelles nous reviendrons), il n’en reste pas moins que son caractère infra et supra-humain en fait une figure d’anima, et que l’union amoureuse entre l’homme et la figure d’anima fait de tous ces récits, contes merveilleux, contes et légendes d’échec, autant de tentatives d’intégration de l’anima. Cette intégration consistant en l’établissement de la relation entre le porteur de la conscience et l’archétype de l’anima, c’est d’individuation que parlent tous ces récits. Les contes merveilleux décrivent le processus d’individuation selon ses deux modalités et dans toutes ses variantes. Les contes et les légendes d’échec, dans la monotonie et la pauvreté frappantes de leur scénario, décrivent une impasse, toujours la même impasse : un rapport de la conscience à l’archétype qui signifie d’emblée, par sa nature, par sa constitution même, l’impossibilité de l’accès à la relation, et qui implique donc, avant même qu’il soit né, la mort du processus d’individuation.

Et pourtant, ce qui saisit le coeur dans ces récits, c’est la force du désir d’intégration de la figure d’anima, la douleur profonde, parfois mêlée de colère, qu’elle manifeste au moment de sa disparition et qui laisse un sentiment de perte inconsolable, d’immense gâchis, de faillite de l’espérance la plus haute. Tout témoigne de son désir d’intégration. C’est elle évidemment qui provoque la rencontre, qui se place sur le passage de l’homme ou se laisse pêcher par lui. Puis, se croyant acceptée, elle consent à l’épouser et le couvre de bienfaits.

Dans le conte coréen cité plus haut, ce désir d’intégration est explicite  : l’épouse-carpe dit à son époux que « s’il avait observé la défense pendant encore un an, elle serait devenue définitivement un être humain ». Ceci authentifie comme parfaitement fidèle à l’esprit de ces récits ce que dit Mélusine à Raymondin dans la version littéraire de la légende (celle, en prose, de Jean d’Arras et celle, en vers, de Coudrette, que séparent seulement quelques détails) : sur le point de s’envoler définitivement sous la forme d’un dragon, elle révèle à son époux Raymondin, après la transgression, que si elle avait pu vivre près de lui jusqu’au bout, elle serait devenue pleinement humaine, « une femme normale » (elle ajoute même qu’elle serait morte en bonne chrétienne, avec les sacrements de l’Église). De ce désir d’intégration témoigne aussi, dans le conte cité plus haut La Fée moissonneuse, le fait que l’épouse ne disparaît pas instantanément après la transgression : elle apprête le repas et offre une deuxième chance à son époux en lui faisant demander par leurs enfants de se rétracter et de venir l’embrasser derrière la porte de la cuisine. Mélusine elle aussi, dans le Roman de Mélusine de Jean d’Arras, offre une deuxième chance à son époux après la transgression, et vient s’étendre près de lui. Enfin, dans le scénario de base de la légende décrit par Jacques Le Goff, l’inguérissable tristesse de Mélusine se manifeste par ses visites nocturnes à ses enfants endormis, et par sa réapparition autour ou dans le château lorsque quelqu’un de la lignée va mourir.

Dans le conte de l’épouse-carpe, celle-ci en s’en allant annonce à son époux qu’elle viendra le chercher dans trois ans, ce qui signifie sa mort et l’échec de l’aventure de l’intégration, souligné par la disparition, avec l’épouse, des trois enfants du couple, c’est-à-dire de sa fécondité intérieure. Mais il est vrai qu’elle revient, et qu’elle emmène son époux « au ciel ». Cet adoucissement de la rupture sur laquelle se terminent abruptement les autres contes d’échec mérite qu’on s’y attarde. Si cette réunion au ciel, c’est-à-dire dans l’indifférencié originel, signifie bien, là aussi, le réengloutissement dans l’inconscient de la question de l’intégration de l’anima, elle évite de faire peser sur l’époux une culpabilité écrasante, et ôte à l’échec, par cette relative acceptation de la faiblesse humaine, son goût d’amertume et sa pointe acérée. La psyché s’en trouve moins blessée, mais aussi moins marquée, plus encline à l’oubli, alors que la douleur de la rupture définitive a pour effet de garder la question ouverte, vivante. Cependant, le délai de trois ans, qui est pour l’époux moins un répit accordé qu’un temps de deuil et de méditation, suggère que le retour à la matrice originelle n’est peut-être pas un oubli total, et qu’il y a eu malgré l’échec une légère avancée de conscience.

Ainsi le désir d’intégration est-il, dans les contes et les légendes d’échec, avant tout le fait du contenu inconscient, puisque c’est la figure d’anima qui amène la rencontre et par là l’union amoureuse, puisque c’est elle encore qui, après la transgression, offre souvent à l’homme une deuxième chance qu’il ne sait pas saisir, alors que dans les contes merveilleux au contraire l’initiative vient du porteur de la conscience. Celui-ci crée l’ouverture, c’est de lui que part le mouvement, soit, comme dans les contes de quête, qu’une parole ou une image ait orienté son désir vers une lointaine figure d’anima, ou qu’il cherche le remède à un sentiment de malaise ou de manque, soit, comme dans les contes de libération ou d’enquête, qu’une détresse extrême l’oblige à fuir ou à se mettre en chemin. Dans tous les cas, il entre dans une entreprise dont il pressent au moins et dont il accepte les difficultés et les dangers. Il est donc pleinement engagé, et c’est justement cet engagement plénier du porteur de la conscience qui est absent des contes et légendes d’échec.

Il ne revient pas du tout au même, en effet, que le mouvement et l’approche soient le fait du contenu inconscient, c’est-à-dire de la figure d’anima, ou du porteur de la conscience. Car il suffit à la figure d’anima de paraître pour que l’homme désire l’épouser et recevoir tous les bienfaits qu’elle dispense, et elle-même parvient ainsi à la réalisation immédiate de son propre désir d’intégration. Il n’y a donc, dans les contes et les légendes d’échec, pas le moindre espace de déploiement du désir, pas la plus légère tension, le désir coïncide avec sa réalisation, alors que dans les contes merveilleux l’espace au contraire se creuse devant le désir, l’obligeant à se différencier et à se fortifier, à se connaître lui-même et à connaître, en l’objet de son désir, l’Autre, auquel à la fin du récit il s’unira en tant qu’Autre.

La distance entre le porteur de la conscience et la figure d’anima ainsi que la recherche d’abolition de cette distance sont communes aux deux types de récits, mais dans les contes et les légendes d’échec, l’interdit, qui en est le thème-pivot, décrit un fonctionnement psychique destructeur de toute possibilité de tension entre les contraires, et donc destructeur du dynamisme de l’individuation. La figure d’anima, en effet, en exigeant, pour consentir au mariage, la promesse du respect de l’interdit qu’elle pose, tout en faisant mémoire de la distance, fait reposer la solidité de l’union, c’est-à-dire l’union véritable, sur l’opposition radicale de l’amour et de la confrontation à l’inconnu, et donc sur la séparation radicale de l’amour et de la connaissance. La connaissance se trouve condamnée au profit d’un amour de confiance aveugle. Le renoncement à la connaissance de l’Autre, la persévérance dans un état d’inconscience et d’indifférenciation (car le sentiment de la distance et la lucidité sur ce point n’ont rien à voir avec une différenciation), en faisant miroiter le leurre d’une union fermement établie et durable, éteignent le désir dans un bonheur fade et répétitif, dans une plate satisfaction, et le dégradent, lui, le porteur de l’individuation, en simple aspiration à une sécurité infantile.

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Notes

[1Notons ici que, dans les contes et légendes d’échec, il ne s’agit jamais d’une femme qui rencontrerait une figure masculine.

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