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Les trois corbeaux, ou la science du mal dans les contes merveilleux
février 2010, par
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Dans ces contes, contrairement à ce qui est la règle dans les contes
d’échec, la figure d’anima n’est jamais un être hybride, mi-humain,
mi-animal. Elle n’appartient jamais à la fois au monde humain et à un
monde infra-humain, animal ou élémentaire. Elle est pleinement et
exclusivement humaine. Cette affirmation paraît contredite par le fait que, dans certains contes, la figure d’anima a dans un premier temps
forme animale. Ainsi, dans le conte de Grimm, Les Trois Plumes, le
jeune prince, qui a pour tâche de ramener à la cour du vieux roi la plus
belle des femmes, reçoit de la grosse mère-grenouille l’ordre de placer
une de ses filles-grenouilles dans une betterave creuse tirée par des
souris. Lorsqu’il le fait, tristement et en prenant au hasard la première
des grenouilles qui lui tombe sous la main, celle-ci se transforme en la
plus belle des femmes, et la transformation est aussi entière, définitive
et exclusive de toute appartenance au monde animal que cette appartenance,
avant le geste du prince, était entière. L’anima est d’abord un
animal, puis elle devient un être humain, et c’est cette transformation
qui signifie l’intégration.
L’anima n’est pas un être mixte. Elle passe d’un état de primitivité à
un état humain, et ce n’est pas par un geste d’amour qu’elle passe d’un
état à un autre, car l’humain ne saurait s’unir au sous-humain. Le prince
ne fait que toucher la grenouille : non sans désappointement, non sans
désarroi et répugnance, il établit le contact, seulement le contact, entre
un contenu inconscient jusque-là méconnu, repoussant, et la conscience
souple et ouverte que lui-même représente. C’est l’acceptation du
contact qui opère la transformation. Celle-ci a été préparée par la réussite
des deux tâches précédentes : le jeune prince avait d’abord obtenu le
plus beau tapis, puis le plus bel anneau du monde. La conscience avait
donc commencé à sortir de l’étroitesse du monde conscient : elle était
descendue dans l’inconscient, sous la terre, et avait reçu les dons de la
grosse mère-grenouille. Le tapis lui avait enseigné le sens qui se tisse en
un tout à travers la complexité du dessin de l’existence. L’anneau lui
avait enseigné que la totalité est la valeur la plus précieuse, qui requiert
l’engagement total. En touchant la grenouille, il accepte, sans comprendre,
que cette totalité infiniment désirable signifie l’établissement de
la relation avec ce qui, en l’homme, est le plus terrestre, le plus immédiatement
nature, le plus charnel. Alors s’opère la transformation, alors
l’humble matière vivante se révèle porteuse de la plus belle humanité,
habitée par la splendeur et la sagesse du sens, l’éros étant à la fois la voie
royale vers cet accomplissement et le symbole de cet accomplissement.
La figure d’anima, si elle se présente dans ce conte sous forme animale,
n’est donc justement pas un être hybride : elle signifie même le
refus de ce caractère hybride. C’est une évidence et cependant il est
bon de le répéter ici : il ne saurait y avoir intégration d’un contenu
inconscient exprimé dans l’image d’un être mixte, ni humain, ni animal.
L’intégration exige justement la séparation de l’animal et de l’humain, elle exige la différenciation, donc tout d’abord l’acte de voir ; et
le travail sur ce qui est vu permet alors à ce qui, étant méprisé comme
sous-humain, était resté sous-humain, de se révéler porteur de l’humain
le plus haut et le plus vaste.
Le caractère animal de la figure à intégrer peut n’être pas dû à un
état de primitivité naturel du contenu inconscient, c’est-à-dire à un
développement qui se cherche encore, qui n’est pas parvenu à son
terme. Il relève alors d’une influence négative, plus ou moins grave,
qui s’est exercée sur la psyché, et cette influence négative est exprimée
par le conte à travers l’idée de l’ensorcellement.
Ainsi, dans le conte de Grimm, Le Roi grenouille ou Henri de fer, le
jeune prince explique-t-il à la fin à la princesse qu’il avait été changé en
grenouille « par une méchante sorcière », et condamné par elle à vivre
dans cette fontaine où la jeune fille avait laissé tomber sa balle d’or.
C’est ici, ce qui est beaucoup plus rare, un contenu masculin, l’image de
l’homme qui a été envoûtée et attend sa délivrance. Celle-ci intervient de
façon très intéressante, lorsque la princesse, de qui il a exigé, pour lui
rendre sa balle, la promesse de l’accepter comme compagnon de jeu, de
table et de lit, et qu’il a poursuivie jusqu’au palais, à la table royale et
dans sa chambre, le saisit dans un geste de fureur, la colère surmontant
enfin le dégoût, et le jette de toutes ses forces contre le mur — dans la
claire intention de le tuer : c’est alors qu’il se transforme en un splendide
jeune homme aux yeux souriants et pleins de tendresse. La transformation
humanisante procède à la fois de la justesse du sentiment — u n e
jeune fille ne saurait coucher avec une grenouille— et de la vérité de son
expression, vérité dont il faut avoir le courage ; elle n’est surtout pas due
à quelque compassion et sentimentalité mal placées.
Il est clair que dans ce conte « la méchante sorcière » n’était pas terriblement
méchante : elle a retardé ou fait régresser pendant un certain
temps le mouvement naturel du développement. Elle n’a ni perverti le
contenu inconscient, qui n’est pas devenu « méchant », ni ne l’a rendu
quasi inaccessible. La crise suscite un malaise et, sous la forme de la
rage, une puissante montée d’affect, donc d’énergie, mais elle se
dénoue rapidement, sans qu’à aucun moment la situation apparaisse
sans issue ou le péril mortel.
Dans ce conte comme dans Les Trois Plumes, la grenouille, masculine
ou féminine, en étroite relation chaque fois avec l’éros, représente
des aspects de ce qui était inclus dans l’anima-animal des contes
d’échec : à la fois la difficulté qu’éprouvent la pensée et le sentiment
conscients à accepter que la valeur la plus précieuse, la plus « spirituelle », puisse être présente dans et révélée par ce qu’il y a de plus
charnel, par ce que l’humain a en commun avec l’animal, et en même
temps l’impression d’« étrangèreté » et d’étrangeté que ressent la psyché
consciente, d’une façon générale, non seulement face à la psyché
inconsciente en tant qu’inconsciente, mais en tant que mouvement
spontané, irrépressible, que le conscient ne contrôle pas et dont il
craint de devenir le jouet.
Il y a donc bien ici transformation de ce qui apparaît d’abord comme infra-humain et a-humain, inquiétant et dangereux pour l’homme : il y a transformation de contenus transformables, qui attendent et espèrent la transformation, mais qui constitueraient véritablement, si la relation au conscient ne s’établissait pas, une zone archaïque de la psyché, autonome, régressive, susceptible de se corrompre plus ou moins gravement et de devenir du « mal » psychique, du mal moral. La transformation signifie l’humanisation qui, par l’avènement d’une totalité centrée, élève ces contenus au plan de la vie éthique. Ainsi, dans les contes merveilleux, la figure à intégrer, presque toujours une figure d’anima, est-elle d’emblée pleinement et exclusivement humaine, ou devient telle, entièrement et définitivement, dès le contact qui établit la relation à la conscience et par là la participation à l’existence consciente. La transformation apparaît alors comme le but de la quête et précède immédiatement l’union amoureuse.
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