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Les trois corbeaux ou la science du mal dans les contes merveilleux
février 2010, par
(...)
Si, dans les contes de quête, toutes les figures, humaines et animales,
et même les objets, sont les divers aspects d’une même psyché
— à l’exception, comme nous venons de le voir, du diable et de
Baba Yaga, ou de figures équivalentes que nous pourrions ignorer—si
donc, toujours à l’exception de ces mêmes, tous les contenus inconscients
sont intégrables, avec les limites qui nous paraissent suggérées
dans les contes eux-mêmes quand il s’agit de figures, rares au demeurant,
d’anima omnisciente, il n’en va pas du tout de même dans les
contes de libération.
Il y a dans ces contes, à côté des contenus psychiques que représentent
le diable ambivalent et, dans les contes russes, Baba Yaga, la sorcière
ambivalente, lesquels peuvent s’y rencontrer comme ils se
rencontrent dans les contes de quête, d’autres figures qui n’appartiennent
pas à la psyché dont parle le conte. Dans les contes de libération
les plus simples — ce qui ne veut pas dire qu’ils ne soient pas profonds
— , on ne peut même pas parler d’une psyché, dont certaines
figures au moins seraient différents aspects : ces contes mettent en
scène non des contenus psychiques et des rapports intrapsychiques,
mais un être de chair et d’os, le plus souvent un jeune enfant, un jeune
garçon en général, qui réussit à déjouer les manoeuvres meurtrières
d’autres êtres de chair et d’os, qui sont les adultes les plus proches de
lui, c’est-à-dire ses parents. C’est le cas de Hänsel et Gretel. Il s’agit
donc ici d’un drame à trois personnages réels.
Le petit garçon n’est en général pas seul menacé, sa petite soeur l’est
aussi. Cette petite soeur peut être considérée soit comme réelle, soit
comme la partie féminine de la psyché du petit garçon. Cette dernière
interprétation s’impose parfois, par exemple dans le conte de Grimm,
L’Oiseau trouvé où, pour échapper ici non pas à la seconde épouse du
père de la petite fille, mais à la cuisinière qui tient la maison et hait le
petit garçon que le père a adopté, les deux enfants se sauvent ensemble, ne cessant à chaque nouvelle menace de se jurer de ne jamais s’abandonner,
et se transforment successivement en un rosier portant sa rose,
en une église abritant une couronne, et en un étang où nage un canard.
On peut donc, dans certains de ces contes, pencher vers l’interprétation
d’une figure plutôt comme un personnage réel, ou plutôt comme
un aspect psychique. Mais il n’est pas nécessaire de trancher, bien au
contraire, et quand le conte, comme c’est presque toujours le cas, n’apporte
rien qui permette de décider, il est parfois très intéressant de
considérer le conte à la fois comme une histoire extérieure et comme
un processus intérieur, les deux interprétations s’enrichissant l’une l’autre,
comme dans le conte de Grimm, La Jeune Fille sans mains.
Cependant il est indispensable, fondamental, de comprendre certains
personnages de l’histoire comme réels, comme extérieurs à la
psyché de la figure principale, quand bien même toutes les autres
figures du conte pourraient ou devraient être comprises comme le
déploiement de la psyché de la figure centrale. Il est très facile de repérer
ces personnages réels : ce sont ceux qui font peser sur la figure centrale
une menace de mort, physique ou psychique, soit par la tentative
d’assassinat, soit par l’humiliation systématique, ou par la réclusion,
ou par l’avilissement, ou par l’emprise séductrice, ou encore par
l’abandon, ou par la consécration à une force mauvaise. En un mot, ces
personnages réels sont ceux qui veulent l’anéantissement de la figure
centrale ou qui la livrent à l’anéantissement ; c’est, dans Vassilissa la
très belle comme dans tant d’autres contes, la belle-mère, flanquée de
ses deux filles, qui ne sait quels travaux inventer pour épuiser la jeune
fille et qui sans cesse l’envoie dans la forêt pour qu’elle y périsse ;
c’est le père de La Jeune Fille sans mains qui livre sa fille au diable
pour sortir de la pauvreté, ou, dans le conte de Grimm, Outroupistache,
le père qui, par une vanité aussi stupide qu’inhumaine, jette sa fille au
malheur comme un jouet. On pourrait énumérer sans fin les exemples.
Bien des situations semblent répétitives, comme celle de la méchante
belle-mère poursuivant de sa haine la fille de son mari : mais à y regarder
de près, dans ce qui se présente d’abord comme le plus semblable,
il y a beaucoup de diversité, une immense richesse psychologique.
Ces personnages réels ont en commun d’avoir partie liée, que ce soit
de façon active ou passive, avec le mal radical, ce qui se traduit par la
radicalité justement de leur projet meurtrier, ou par l’acharnement
qu’ils mettent à le réaliser : dans le conte de Grimm, Les Douze Frères,
le roi dit tranquillement à sa femme au début du conte : « Si l’enfant
que tu portes est une fille, les douze garçons que nous avons eus mourront, afin qu’elle soit riche et l’unique héritière du royaume. » La belle-mère
de Hänsel et Gretel, dont le plan a échoué une première fois,
essaie une deuxième fois ; celle de Blanche-Neige fait quatre tentatives,
et après la première, quand elle croit que le chasseur chargé d’assassiner
l’enfant lui a bien rapporté les poumons et le foie de la petite
fille, elle les fait cuisiner et les mange. Dans Le Conte du genévrier, la
belle-mère, qui vient de tuer le petit garçon, a recours, pour n’être pas
découverte, à une mise en scène horrible, qui met en danger la santé
mentale de sa propre fille.
Le mal radical ne renonce jamais, c’est à cela qu’on le reconnaît.
Ceux qui ont partie liée avec lui ou bien sont comme lui, ou bien ne
peuvent plus rien contre lui une fois qu’ils lui ont donné la main. Si
l’on cherche un nom pour désigner ces personnages réels qui ont partie
liée avec le mal radical, on constate que les mots « assassins » ou
« bourreaux » conviennent mal, ils sont à la fois trop restrictifs à certains
égards, et trop larges à d’autres égards, pour s’appliquer ici. Seul
le terme « sacrificateurs » est adéquat, sur lequel nous reviendrons plus
loin afin d’en justifier le choix de façon approfondie.
Ces sacrificateurs étant des êtres concrètement réels et non des
contenus psychiques inconscients, ils ne sont évidemment pas transformables,
ni intégrables dans la totalité d’une figure centrale que tous
leurs efforts tendent à détruire physiquement, ou, en empêchant justement
l’avènement en elle de la totalité, à détruire psychiquement. C’est
pourquoi ces personnages doivent disparaître à la fin du conte, qu’ils
soient mis à mort, ou se tuent eux-mêmes de fureur, ou se trouvent
comme dissous : sans leur disparition, il n’est pas pour la figure centrale
de libération sûre et définitive. Seuls les pères qui ont été, par faiblesse
et lâcheté, parfois à regret, complices des manoeuvres meurtrières, sont
épargnés à la fin.
Mais comme on ne peut rien affirmer au sujet des contes sans qu’aussitôt
une exception se présente à l’esprit, une exception du moins en
apparence, Le Petit Poucet, se met ici en travers de notre affirmation :
à la fin du récit, les sept garçons se trouvent joyeusement réunis à leurs
deux parents, qui ont pourtant essayé à deux reprises de les perdre dans
la forêt. A bien relire le conte, il semble qu’il n’existe chez aucun des
deux parents d’intention sous-jacente principiellement criminelle, et
que seul le désespoir né d’une situation matérielle sans issue les ait
poussés à agir comme ils l’ont fait. Ce serait cependant plus convaincant
si la fin du conte ne jetait un doute, et finalement un doute sur l’authenticité
même de ce conte : les petites filles sont certes des petites ogresses, mais leur égorgement de la main de leur père (fût-ce par
erreur) laisse à un triple égard le sentiment insatisfait. Ogresses ou non,
ce sont des enfants, et l’enfance implique ce que l’âge adulte, symboliquement
du moins, exclut : l’innocence de ce qu’on est. En second lieu,
l’ogre et sa femme se trouvent en position de père et de mère, mais justement
ils ne veulent pas tuer leurs enfants, contrairement aux parents
des sept garçons. Enfin, on a l’impression que ceux-ci ne sont sauvés
que par un déplacement du crime, et un déplacement du crime sur le
jeune féminin, car ce n’est pas par hasard si aux sept garçons correspondent
sept ogresses. Il vaudrait la peine d’examiner de façon approfondie
ce que peut signifier ici une telle défiguration du jeune féminin
pourtant manifestement ressenti comme symétrique, et donc complémentaire,
du jeune masculin.
Nous ne pouvons, sans perdre notre fil directeur, nous attarder plus longtemps sur ce conte. Il a seulement paru nécessaire de montrer, à l’aide de cet exemple qui s’offrait, qu’un conte peut être abîmé, jusqu’à devenir illisible du point de vue symbolique, par une transmission littéraire, ou de caractère « folklorique », qui a perdu le sens du symbole. Les évidentes distorsions qui affectent dans ce conte la matière symbolique nous laissent extrêmement sceptique quant à l’idyllique restauration familiale sur laquelle il se termine. C’est pourquoi nous ne considérons pas ce conte comme une exception significative à la constatation que les personnages concrètement réels des sacrificateurs disparaissent définitivement à la fin des contes, et le plus souvent par une élimination très violente. Il est intéressant de distinguer les cas où la disparition est violente et les cas où elle ne l’est pas : il ne s’agit pas du même type de sacrificateur.