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Les trois corbeaux, ou la science du mal dans les contes merveilleux

Chapitre 4 - Les contes de libération - Les pères sacrificateurs

février 2010, par Anna Griève


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Les pères sacrificateurs et le diable

On suppose tout naturellement que l’impression constante d’absence du père qui se dégage des contes où la mère-marâtre est la sacrificatrice se limite forcément à ces mêmes contes, et que, lorsque le père lui-même est le sacrificateur, il ne peut être que bien davantage présent dans le cours du récit. Or, tout au contraire, c’est encore, dans presque tous les contes dont il va être question, l’impression d’absence du père qui prévaut — si l’on excepte, bien entendu, le tout début du récit, où il joue évidemment, en tant que sacrificateur, le rôle capital. Mais ce rôle est bref, et le père disparaît presque toujours très vite. Il ne réapparaît que de façon rarissime dans le récit et se trouve, comme nous l’avons vu plus haut, et sans exception à notre connaissance, entièrement oublié à la fin, exactement comme s’il n’avait jamais été — et cela alors que tout le récit découle de l’acte sacrificiel qu’il a accompli au début.

Dans les deux contes La Jeune Fille sans mains et Le Roi de la montagne d’or, les deux pères, tombés dans la misère, rencontrent au début, l’un « un vieil homme », l’autre « un petit homme noir », qui leur promet de les rendre riches si le premier lui donne « ce qui est derrière la maison », le second « ce qui, lorsqu’il rentrera chez lui, le touchera à la jambe ». L’emploi du pronom neutre « ce » est extrêmement significatif, en ce qu’il induit à penser qu’il s’agit d’une chose, et non d’un être humain. Ce pronom trahit, au-delà des apparences, ou plutôt au-delà de la normalité superficielle qui a jusque-là prévalu, non pas le sentiment, mais le non-sentiment intime de ces pères quant à leur enfant, non-sentiment que l’occasion offerte de sortir de la misère révèle au grand jour, mais dont elle n’est pas la cause, car une telle occasion de devenir riche au prix de la ruine de l’enfant ne serait pas prise en considération par un père véritable. Il faut même dire que l’occasion n’existerait tout simplement pas pour un père véritable, parce que la possibilité d’une telle « solution » lui étant entièrement étrangère, l’occasion ne se constituerait pas comme telle : il ne lui viendrait pas à l’idée de vendre son enfant au diable, c’est-à-dire, par exemple, de le livrer, en échange de biens matériels, à la prostitution, à un travail dégradant, à la servitude, à toute forme de traitement inhumain, qui le détruirait intérieurement plus sûrement encore que physiquement. C’est bien pourquoi apparaît dès le début la figure de la décréation par excellence, le diable, qu’il faut évidemment comprendre ici, sans aucune référence aux conceptions théologiques chrétiennes, comme le mal radical tel que le conte le ressent.

L’abrupte sûreté de regard des contes se vérifie ici une fois de plus : pourquoi ces pères, devant la proposition d’un marché aussi insolite, aussi évidemment inquiétant, ne prennent-ils pas le plus bref instant de réflexion, sinon parce que cet insolite et cet inquiétant ne sont perçus par eux que de façon évasive, aussi évasive qu’est leur perception de la personne de l’enfant, de l’enfant comme personne ? Il est tellement tentant d’ignorer cet insolite, cet inquiétant, d’ignorer cette importune et incommode intuition que l’enfant est une personne, de s’ignorer ainsi soi-même comme personne. Il est tellement tentant de se soustraire à la relation et à son insupportable exigence morale, de se laisser glisser tranquillement dans le non-humain, là où il n’y a que des besoins et des intérêts, en signant le papier par lequel l’enfant devient définitivement un végétal, un pommier, tout juste bon à donner des pommes, ou un animal, un chien, que l’on caresse et aux caresses duquel on répond distraitement.

Il n’y a pas de retour en arrière possible : parce que le pacte avec le diable a été signé et scellé, bien sûr, mais cette image demande à être comprise de façon tout intérieure, afin de ne pas se contenter de la surface des mots. Ces pères ont reçu de la vie la faveur d’être placés en ce point décisif où l’être humain accède à l’essence de l’humain en lui, ou la renie. Certes, ils ne sont pas sans affection pour leur enfant. Mais la conscience en eux, au lieu de s’arrêter sur l’insolite, de laisser monter le malaise, de prendre la mesure de l’insuffisance de leur sentiment envers l’enfant comme personne et de trouver ainsi en eux la ressource de cette dimension archétypale qui seule permettrait de passer d’une paternité factuelle à une paternité authentique, la conscience chez ces pères se trouve annihilée par une opération magique de négation de ce qui est en jeu ; ils croient éluder, mais c’est justement éluder, ici, qui signifie le choix sans retour. Ils ont tendu au mal radical une main oblique, mais ils lui ont bel et bien donné la main, et sont désormais privés de la force d’accéder au plan de la personne, privés de la force de voir en leur enfant autre chose qu’un bien destiné à leur usage et à leur agrément, un pommier, un chien. L’un de ces pères a beau entendre, sans la contredire, sa femme lui déclarer qu’il a vendu sa fille au diable, et être manifestement peu fier de lui, le deuxième a beau être épouvanté de voir que c’est son fils, et non son chien, qui dans un transport de joie enfantine se jette sur lui quand il rentre et lui saisit les deux jambes, le plus intime de l’être est maintenant, chez tous deux, pourri irréversiblement. La preuve en est que l’or, qui soudain emplit leur maison, ne leur fait pas horreur : passé le premier moment, ils jouissent platement de cette facilité et de cette abondance, et certes, ils sont tout à fait « gentils » envers leur victime pendant les trois ans qui s’écoulent, dans La Jeune Fille sans mains, et les quelque huit ou dix ans, dans Le Roi de la montagne d’or, avant que le diable vienne chercher son dû.

La Jeune fille sans Mains

Cette veulerie de coeur, cette pourriture au centre de l’être sont exposées de façon insurpassable dans La Jeune Fille sans mains. La jeune fille connaissait le marché signé par son père. Elle avait vécu pendant les trois ans « dans la crainte de Dieu et sans péché ». Le jour où le diable doit venir la prendre, elle se lave tout entière et se place au centre d’un cercle qu’elle trace à la craie autour d’elle. Le diable veut la prendre par la main pour la tirer hors du cercle, mais ses mains sont si pures qu’il ne peut la toucher. Furieux, il ordonne au père de faire en sorte qu’elle n’ait pas d’eau pure pour se laver. Le père a peur et obéit. Le lendemain, le diable revient, mais elle a tant pleuré sur ses mains qu’elles sont toutes pures et que, de nouveau, il ne peut la saisir pour la tirer hors du cercle. Alors le diable ordonne au père de trancher les mains de sa fille. Le père proteste, disant qu’il ne peut tout de même pas trancher les mains de sa propre enfant. Mais le diable le menace, s’il ne le fait pas, de l’emmener à la place de sa fille. « Alors le meunier eut peur et lui promit d’obéir. Il alla à sa fille et lui dit : “Mon enfant, si je ne te coupe pas les deux mains, le diable m’emportera, et dans ma peur je le lui ai promis. Viens à mon secours dans ma détresse et pardonnemoi le mal que je te fais.” » Elle répond : « Cher père, je suis votre enfant, faites de moi ce que vous voulez » et tend les mains, et le père les lui coupe. Mais lorsque le diable revient le lendemain, pour la troisième fois, elle a tant pleuré sur ses moignons qu’ils sont purs et que, de nouveau, il ne peut les saisir. Ainsi perd-il tout droit sur elle. Alors le père dit à sa fille ces paroles que leur criante vérité rend parfaitement vertigineuses, comme si le sol se retirait et comme si le regard plongeait soudain jusqu’au fond du Non-sens : « J’ai acquis grâce à toi tant de biens, je t’entretiendrai toute ta vie dans le luxe le plus précieux. » A quoi la jeune fille répond sans mots superflus : « Je ne peux rester ici ; je partirai, des gens au coeur charitable me donneront l’indispensable. » Et elle s’en va, les bras, à sa demande, attachés sur le dos.

Elle a donc échappé au diable, c’est-à-dire qu’elle s’est, grâce au cercle tracé autour d’elle et grâce à l’obstination de ses larmes, grâce à la résistance passive seule possible mais entière, intense, qu’elle lui a opposée, soustraite à l’emprise du mal radical sur son être et toute sa personne. Elle s’est maintenue en elle-même, en son centre. Mais si le centre est intact, la mutilation, psychique et physique, est terrible, la détresse extrême. Et ce qui est frappant, c’est que pareil malheur puisse être infligé non par la malveillance, non par la méchanceté acharnée à détruire, mais au contraire par une inconsistance teintée d’affection, non dénuée de pitié, à laquelle ne manque pas même un certain degré de conscience du caractère monstrueux du geste consenti : « Comment pourrais-je couper les mains de ma propre fille ? » C’est comme si tout l’humain était là, tout ce qu’on peut appeler « l’humain charnel ». Cet « humain charnel » n’est nullement perverti chez ce père, comme il l’est chez les mères-marâtres, dévorées par la haine, le désir de détruire, de faire souffrir. C’est chose presque inconcevable, que cet « humain charnel » si normal, justement si peu monstrueux, si peu inhumain, s’abandonne, à contrecoeur d’ailleurs, au plus monstrueux, au plus inhumain, jusqu’à s’en faire l’agent quand « il le faut » absolument. « Si je ne te tranche pas les mains, le diable m’emportera, pardonne-moi donc et viens à mon secours dans ma détresse. » Il ne manque à ce père qu’une chose, mais c’est celle qui fonde l’humain véritable, et sans laquelle « l’humain charnel » n’est rien, et, même plus grave que rien, une surface trompeuse : il lui manque la responsabilité éthique — non pas morale — c’est-à-dire la capacité de se faire face à lui-même, la capacité de relation à lui-même, et donc à l’autre, le lien de la personne à la personne.

Ce lien est également absent chez la mère-marâtre, et, chez elle, la responsabilité éthique est tout aussi inexistante. Mais cette absence du fondement humain n’apparaît pas aussi « purement » que chez le père dans ce conte, et dans la plupart des contes où le père est le sacrificateur. Car il y a chez la mère-marâtre une telle inversion et perversion du sentiment « humain charnel » qu’il paraît à la fois superflu et incongru de parler d’une incapacité à la responsabilité éthique et à la relation. Les mères sacrificatrices ne donnent jamais une impression de faiblesse, d’inconsistance, d’absence. Leur méchanceté a la dureté du roc ou du fer, et leur mauvaise foi, dans les contes où ce thème apparaît, comme dans La Vraie Fiancée, conte de Grimm dont il sera dit quelques mots plus loin, est sans limite et sans faille.

Le père sacrificateur au contraire non seulement manifeste, mais avoue, dans La Jeune Fille sans mains, une faiblesse infantile, une impuissance si lamentable et reconnue qu’il va se placer sans honte sous la protection de sa fille comme si elle était sa mère, alors même qu’il lui coupe les mains. Il est au-delà ou en deçà, on ne sait ce qu’il faut dire, de la mauvaise foi, dans un consentement écoeurant à sa propre débilité, dans la naïveté imbécile et la conviction monstrueuse que lui seul compte, que seuls importent son bien-être à lui, la tranquillité de sa vie, et que les autres, et sa fille même, cela dût-il signifier leur perte, leur malheur le plus extrême, ne peuvent pas ne pas se rendre à cette évidence. Voilà chez le père, marque du pacte signé avec le mal radical, l’informe hideux sous « l’humain charnel ».

Cet informe avoué signe la dérobade intime devant la relation : mauvaise foi dans l’aveu même, qui n’est destiné qu’à permettre le parachèvement de l’horreur. Or, le mal radical est justement la négation de la relation, le refus de toute mise en relation, au profit de l’adhérence au même. À un tel degré de destructuration psychique, il n’y a plus de différence entre les contraires, il n’y a tout simplement plus de contraires. Ainsi le père, pour échapper au diable, se loge-t-il dans la volonté du diable. Car, s’il rompait son engagement envers le diable, il le paierait très cher, de la vie sans doute : il a accepté l’or, depuis des années. Concrètement, il a sans doute vendu sa fille à quelque homme sans scrupule et puissant qui a payé d’avance : on ne sort pas impunément d’un tel engrenage. C’est cela, pour lui, le diable, et pour se protéger de ce diable, pour se protéger de la relation à sa fille, qui le livrerait à ce diable, il s’efface dans la volonté du NON-sens et se dissout en elle. Il n’apparaîtra plus.

Mais le NON-sens auquel il a livré passage va poursuivre avec acharnement celle qui lui a échappé, essayant de la tuer corps et coeur. Toutefois, il n’a aucune prise sur son être profond, car elle l’a vu. Elle « ne peut pas » rester dans la maison paternelle : là où il n’y a pas de relation, il n’y a pas non plus de pain quotidien, ni de gîte, ni de luxe, il n’y a que le vide. Pour s’éloigner de ce vide, elle part seule, mutilée dans sa chair et son âme, vers une pauvreté plus affreuse que tout ce que son père a jamais pu craindre pour lui-même. Ainsi le diable—non ambivalent — se charge-t-il ici directement de l’acharnement persécuteur qui est sa nature même.

Le père sacrificateur, dans les contes, livre passage au mal radical et laisse ensuite, sans plus s’en soucier, libre cours à l’acharnement de la figure de la décréation. À la différence de la mère sacrificatrice qui assume elle-même, obsessionnellement, l’acharnement du mal radical. Ainsi, l’impression d’absence du père que laissent les contes où la mère-marâtre est la sacrificatrice ne s’atténue en rien, mais se confirme au contraire à la lecture des récits où le père est le sacrificateur. Son absence s’y fait dense, lourde, essentielle. C’est une effrayante présence du vide, qui permet de saisir la nature du mal radical, ou peut-être l’élément où il se meut, hors duquel il ne peut jamais se manifester : le néant de la relation à jamais, c’est-à-dire le NON-sens en lui-même, l’Absence. Car l’humain est le lieu de la relation. Hors de la relation, il sombre dans le néant avide où la décréation est à l’oeuvre.

L’absence de la relation à l’enfant est évidemment la même dans les contes où la mère-marâtre est la sacrificatrice. Cependant comme le mode du sacrifice n’y est pas la démission, n’y est pas la trahison de l’enfant aux puissances du mal radical, comme le sacrifice au contraire y prend la forme de la haine maniaque sans cesse occupée de se satisfaire, de s’assouvir, il ne se dégage pas du conte une impression d’absence de la mère, mais plutôt une impression de présence implacable, étouffante, qui ne laisse pas d’issue — sauf celle dont elle est porteuse : la mort. C’est pourquoi les contes où le père est le sacrificateur— ceux du moins dont il est question ici, nous en verrons d’autres— révèlent mieux, rendent plus sensibles la nature et l’élément du mal radical, ce néant de la relation, l’Absence elle-même, alors que les contes où la mère marâtre est la sacrificatrice rendent plus sensibles en quelque sorte la qualité énergétique de cette Absence, son avidité démentielle de destruction.

Père et mère sacrificateurs, il s’agit d’un seul et même NON-sens. L’inexistence de la relation avec le père et la méchanceté maniaque de la mère sont tout aussi douloureusement incompréhensibles et produisent des effets également destructeurs ; il faut encore préciser que l’acharnement du mal radical, pour être, dans les contes où le père est le sacrificateur, très vite entièrement transféré à la figure de la décréation elle-même, n’en est pas moins effrayant. Cette différence entre pères sacrificateurs et mères sacrificatrices n’est encore qu’approchée, le coeur même de la différence n’est pas encore atteint. L’étude d’autres contes permettra d’y parvenir, sans que cette étude se concentre pour autant entièrement sur ce point.

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