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Précarité des femmes sur le marché du travail / Evaluation de la valeur du travail féminin

Audition de la délégation droits des femmes au Sénat

Samedi 25 août 2012

Ces auditions par la Délégation aux droits des femmes du Sénat, de deux économistes, Hélène Périvier, sur le traitement différencié des femmes et des hommes sur le marché du travail, et Rachel Silvera, sur le salaire d’appoint et la notion d’évaluation de la valeur du travail féminin, apportent des informations et points de vue intéressants sur les causes et les effets des inégalités de genre dans le domaine du travail.


Audition de la Délégation aux droits des femmes du Sénat le 29 mars 2012 sur le thème Femmes et travail

 Audition de Hélène Périvier

Mme Hélène Périvier est économiste seniore au département des études de l’Observatoire français des conjonctures économiques-Sciences-Po (OFCE), coresponsable du Programme PRESAGE (Recherche et Enseignement des SAvoirs sur le GEnre)

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - La délégation aux droits des femmes a choisi comme thème de travail cette année les femmes et le travail, car nous avons le sentiment que la précarisation grandissante sur le marché du travail touche en priorité les femmes. Nous essayons de comprendre à quoi correspond un sentiment de déshumanisation de plus en plus répandu. Les femmes de ménage travaillant à la Défense avec des horaires décalés en sont une illustration. Sommes-nous réellement en présence d’un recul et comment peut-on analyser cette situation ?

Mme Hélène Périvier : Nous assistons indéniablement aujourd’hui à un traitement différencié des hommes et des femmes sur le marché du travail. Je pense qu’il faut mettre en perspective cette situation pour bien l’analyser. Je défends l’idée que cette différenciation perpétue un ordre sexué -celui de la sphère familiale et sociale-, qui a en quelque sorte toujours existé et qu’on a reproduit sur le marché du travail.

En ce sens, le rôle du marché du travail est ambigu, car, bien que porteur d’émancipation pour les femmes, en ce sens puisqu’il permet par la valorisation du travail l’accès à l’autonomie, il entretient également les rapports inégalitaires qui existent dans le reste de la société.

Par ailleurs, vous l’avez souligné, il existe à l’heure actuelle une dynamique de précarisation du travail qui, si elle touche les hommes comme les femmes, affecte ces dernières de manière singulière.

Les réflexions que je vais partager avec vous s’appuient sur une approche graduée. Il y a, en effet, à mon sens, deux champs d’action. Il faut se demander :
- à court terme, comment aménager le cadre existant, pour que les discriminations subies par les femmes deviennent plus tolérables ;
- à long terme, comment repenser l’organisation générale du travail et des temps sociaux, qui a été établie de manière inégalitaire, au préjudice des femmes.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Parleriez-vous de déshumanisation pour qualifier la situation que subissent certaines femmes aujourd’hui sur le marché du travail ? Il nous semble que l’organisation du travail et, en particulier certains contrats précaires, constituent une perte de dignité pour les femmes qui sont contraintes de les accepter. Dans ce sens, peut-on parler de recul ?

Mme Hélène Périvier - Si on analyse la situation des femmes au travail dans une perspective longue, je ne pense pas qu’on puisse parler de recul par rapport à la situation des ouvrières au XIXe siècle, contraintes d’assumer des tâches lourdes dans l’industrie, ou encore à la situation de femmes au foyer assumant des tâches ménagères beaucoup plus accaparantes qu’aujourd’hui, sans aucune reconnaissance sociale, et en étant totalement assujetties à leur conjoint.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Nous cherchons une juste caractérisation de la situation que vivent aujourd’hui les femmes au travail. Alors que leur entrée massive sur le marché du travail devait permettre de consolider leur émancipation, il nous semble au contraire que la précarisation des contrats et l’organisation du travail produisent l’effet inverse.

Mme Hélène Périvier - C’est toute l’ambigüité du rôle du marché ! Beaucoup de métiers occupés aujourd’hui par les femmes résultent d’une externalisation de tâches qui étaient autrefois assumées soit par les femmes au foyer, soit par une autre forme d’entreprise, dans laquelle la division du travail n’était pas celle que nous connaissons à l’heure actuelle. L’externalisation a généré un gisement d’emplois, qui a permis l’entrée de nombre de femmes sur le marché du travail, mais dans des secteurs peu qualifiés. Dans cette configuration, celles qui ont un haut niveau de qualification ont pu entrer sur le marché du travail dans des conditions correctes, quoique inférieures à celles des hommes. Le fossé qui se creuse aujourd’hui sépare les femmes non qualifiées des hommes et des femmes qualifiés. Il y a un accroissement des inégalités de ce point de vue là.

Je pense donc qu’il est indispensable, pour analyser la question sexuée sur le marché du travail, de prendre en compte les différences de classe sociale et même les différences d’origine ethnique qui sont des facteurs cumulatifs quand on parle d’inégalités au travail.

Il n’en reste pas moins que la différence sexuée -parce qu’elle est transversale- reste fondamentale et, par ailleurs, relève d’un ordre anthropologique puisqu’elle s’assoit sur des fondements existants dans l’ordre social et familial qui se recomposent en permanence, y compris dans la sphère du travail.

Je vais donc vous présenter une série de documents qui pourront éclairer ce que je qualifie d’ « ordre sexué au travail ».

Il convient, tout d’abord, de ne pas étudier isolément le travail des femmes mais de le replacer dans un contexte plus général car les spécificités du travail féminin reflètent la place des femmes à un moment donné dans la société. On ne peut donc penser le travail des femmes que par rapport au travail des hommes et au rôle collectif assigné aux femmes par la société.

Adopter une perspective historique permet de mieux comprendre la situation actuelle des femmes sur le marché du travail, qui est celle d’un « statu quo inégalitaire » : des avancées ont eu lieu dans les années 60, 70 et 80, mais les années 90 montrent qu’on est allé au bout de ce que l’on pouvait faire en termes « d’aménagements » et que l’on est maintenant face au « noyau dur » de l’ordre social, en termes de différence de salaires et de traitements.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - L’efficacité sociale de cette organisation inégalitaire est parfois invoquée par les entreprises pour justifier le statu quo.

Mme Hélène Périvier - Il faut, cependant, aussi relever qu’à l’inverse, les défenseurs de la cause des femmes voient dans la situation actuelle une forme d’inefficacité organisationnelle. Mais je crois qu’il est de toute façon très compliqué de mesurer l’efficacité économique d’une organisation. En ce qui me concerne, je préfère donc évaluer l’organisation du travail à l’aune du principe de justice : comme l’égalité entre les femmes et les hommes relève d’un principe de justice, cela suffit à discréditer l’ordre sexué perpétué dans l’entreprise. On peut, en outre, considérer que celui-ci ne permet pas une bonne utilisation du capital humain.

Si on envisage les défis pour l’avenir, je crois qu’il est essentiel de rappeler ce qui me paraît une évidence, mais que l’on ne veut pas trop entendre, c’est que l’égalité entre les femmes et les hommes implique un partage et que les mieux lotis vont devoir céder une partie de leur pouvoir économique aux autres. Or, les réticences des premiers à partager sont grandes. C’est ce qui explique en grande partie l’inefficacité des lois en faveur de l’égalité.

Pour définir l’ordre sexué, je dirais qu’il repose sur l’association d’une division sexuée du travail et d’une hiérarchie dans la valorisation des tâches : or, les tâches assignées aux femmes sont systématiquement moins valorisées que celles traditionnellement dévolues aux hommes. C’est un phénomène que l’on retrouve depuis très longtemps dans l’économie, depuis l’Antiquité. La division sexuée du travail -qui fait que certaines tâches sont assignées aux hommes et d’autres aux femmes- reproduit le postulat social d’assignation prioritaire des hommes à la sphère productive et des femmes à la sphère reproductive.

Je voudrais maintenant réfuter le mythe suivant lequel l’entrée des femmes dans la sphère du travail serait un phénomène récent : en réalité, les femmes ont toujours travaillé, y compris dans le sens moderne du mot « travail », au sens d’activité.

Les statistiques montrent qu’au XIXe siècle, on comptait déjà 35 % de femmes dans la population active. Contrairement aux idées reçues, les femmes étaient déjà très présentes sur le marché du travail, même si l’on restait en-deçà de la situation actuelle où on approche de la parité, avec une population active constituée pour près de la moitié de femmes.

Au XIXe siècle, très peu de ménages peuvent se permettre de n’avoir qu’un seul salaire. Le modèle du « male bread winner », du couple vivant sur un seul revenu, celui de l’homme, est un modèle récent, rendu possible par les progrès de la protection sociale mais qui reste très cantonné à la première partie du XXe siècle.

N’oublions pas qu’être « femme au foyer » ne signifiait pas la même chose au XIXe siècle quand n’existaient ni l’école obligatoire dès trois ans, ni les modes de gardiennage des enfants, ni les services envers les personnes âgées. Il y a quarante ans, le travail domestique accompli par les femmes au foyer constituait un véritable revenu caché. C’est beaucoup moins le cas aujourd’hui.

On a réellement assisté à une montée en puissance du nombre de femmes sur le marché du travail dans les années 1960, liée à l’entrée massive des femmes dans le salariat, qui bouscule l’organisation sociale.

Ce phénomène a des facteurs politiques -la revendication des femmes à l’émancipation, et économiques - l’entrée massive des filles dans l’éducation et la volonté du marché de tirer parti de ce capital humain dans une période de croissance économique. Cela incite à desserrer l’étreinte de l’organisation sociale qui confinait les femmes à la maison et à leur ouvrir un espace sur le marché du travail.

Mais on ne s’est pas posé la question de savoir qui allait se charger des tâches réalisées par les femmes lorsqu’elles étaient au foyer. Cette question n’est résolue qu’en partie par les gains de productivité dans la sphère des tâches ménagères. Et dans le domaine des soins aux personnes, les dispositifs de prise en charge des jeunes enfants ne répondent qu’en partie aux besoins et restent très insuffisants. On n’a pas réaménagé la sphère privée à la hauteur de cette entrée massive des femmes dans le salariat et de la nouvelle organisation du travail.

J’en viens maintenant à la comparaison internationale de l’évolution de l’écart de taux d’activité entre les sexes.

On constate partout en Europe une baisse de cet écart, plus précoce dans les pays nordiques - où les femmes ont investi plus tôt le marché du travail. A cet égard, le « rattrapage » accéléré de l’Espagne est remarquable dans les dernières années. Pourtant, globalement, il reste un écart incompressible, d’un peu moins de dix points, même pour les pays les plus en avance.

Les chiffres que je vais maintenant présenter sont issus d’un document « Regards sur la parité », publié en mars par l’INSEE et nous donne une vision un peu plus prospective, puisqu’ils mesurent le taux d’activité observé ou prédit (en 1975, en 2010 et en 2060) des femmes et des hommes selon différentes tranches d’âge.

En 1975, le pic d’activité des femmes se situait aux alentours de 20 ans et leur taux d’activité diminuait ensuite régulièrement avec l’alourdissement des charges familiales. En 2010, on observe une nette amélioration du taux d’activité de la tranche d’âge 30/40 ans par rapport aux années 70. Mais les analyses prospectives montrent qu’il devrait y avoir peu d’évolution en 2060 par rapport à la situation actuelle. Chez les hommes, il est remarquable de constater en revanche combien les courbes restent d’une remarquable stabilité sur les trois périodes étudiées.

Le nouvel ordre économique tel qu’on l’a connu dans les sociétés industrielles - celles des « trente glorieuses » - et post-industrielles - celles que nous connaissons aujourd’hui - ne s’est pas accompagné d’une reconstruction de l’ordre sexué mais plutôt de sa recomposition sur des modes différents.

La division sexuée du travail s’est recomposée sur le marché du travail : au fur et à mesure que des femmes entraient sur le marché du travail, il a fallu externaliser un certain nombre de tâches et celles-ci ont alors été confiées à des femmes qui ont continué à faire pour d’autres et contre rémunération ce qu’elles faisaient autrefois gratuitement dans la sphère privée.

On constate, par ailleurs, une hiérarchisation du marché du travail qui se traduit, pour les femmes, par une valorisation moindre de leur salaire, et par une concentration sur certains secteurs.

Pour récapituler, l’entrée massive des femmes dans le salariat a conduit à de grandes améliorations de leur situation dans une première période, suivies d’un statu quo à partir des années 90.

Les femmes continuent d’avoir une moindre activité que les hommes ; leurs carrières sont discontinues, ce qui pose des problèmes en termes de retraite ; l’insertion des femmes sur le marché du travail donne lieu à beaucoup de précarité et de sous-emploi depuis des années 90 (même si les hommes en sont aussi victimes, ce ne sont pas les mêmes formes de précarité) ; et les plus qualifiées continuent de se heurter au « plafond de verre » et à la discrimination. Tout cela se traduit, évidemment, par des écarts de salaires.

Le sous-emploi est apparu dans les années 90 quand l’émergence du chômage de masse a inspiré des politiques de réduction du temps de travail sur une base individuelle, consistant en des baisses de charges liées à l’embauche de personnes à temps partiel. Ces politiques étaient sous-tendues par l’idée qu’il valait mieux avoir deux travailleurs à mi-temps qu’un chômeur et un travailleur à temps plein. Cela a provoqué une montée en charge du temps partiel en France, alors que celui-ci était quasiment inexistant avant les années 90, y compris pour les femmes.

C’est sous l’effet des politiques publiques que le temps partiel a émergé. Les entreprises y ont vu une solution avantageuse, en particulier dans la grande distribution, la restauration et l’hôtellerie qui sont très friandes d’horaires décalés ou « hachés ». Ce sous-emploi a affecté principalement les non qualifiés et les femmes, qui travaillent précisément dans ces secteurs. Globalement, le taux de sous-emploi est de 9 % pour les femmes contre 3 % pour les hommes, et c’est dans des emplois d’ouvrier et d’employé qu’il est le plus élevé.

Le tableau suivant analyse l’insertion professionnelle en fonction du diplôme et de la spécialité du diplôme. On sait que les filles et les garçons ne font pas les mêmes choix d’orientation. Or, les métiers vers lesquels s’orientent les filles sont précisément ceux dans lesquels, à niveau de diplôme égal, on va trouver à la fois des salaires inférieurs et des niveaux de chômage plus importants. Prenez, par exemple, le cas du CAP et du BEP : vous pouvez constater que les femmes sont très majoritaires dans les services (78 % de l’effectif total) et minoritaires dans la production (à peine 13 % de l’effectif global). Or, le taux de chômage est de 29 % dans les services contre 22 % dans la production, et le salaire médian dans les services est de 1 060 euros contre 1 220 dans la production. Cela montre bien que la société n’accorde pas la même valeur à ces différents métiers. Les espaces segmentés du marché du travail ne donnent pas lieu à la même valorisation. C’est un élément essentiel de la moins bonne insertion des femmes sur le marché du travail par rapport aux hommes.

On voit bien qu’il y a des métiers « typiquement féminin » : les femmes représentent 99 % des assistantes maternelles, 98 % des employées de maison, 80 % des caissières et employées de services, 97 % des secrétaires de direction et 74 % des agents d’entretien. En revanche, les femmes ne représentent que 34 % des ouvriers non qualifiés dans la manutention, 30 % des agriculteurs et éleveurs et 20 % des informaticiens. On constate d’ailleurs que ces métiers exercés aujourd’hui par des femmes sous la forme du salariat correspondent globalement aux tâches qui leur étaient dévolues dans le passé, soit dans le cadre de la domesticité au XIXe siècle, soit dans le cadre familial. Autrement dit, la division sexuée du travail s’est recomposée différemment mais n’a pas fondamentalement été remise en question.

En outre, les femmes sont concentrées sur un éventail restreint de professions : les 21 professions, les plus « féminisées » concentrent 71 % de femmes, alors que les 21 professions les plus « masculinisées » ne regroupent que 50 % des hommes et ces proportions sont restées globalement stables sur les vingt dernières années.

On peut également mesurer ce phénomène par ce que l’on appelle « l’indice de ségrégation professionnelle ». Il est en France de 25 %, ce qui signifie qu’il faudrait qu’environ 25 % des actifs changent de métier pour que l’on obtienne un marché du travail non ségrégué. Les travaux de Thomas Couppié et de Dominique Epiphane montrent que les deux tiers de cette ségrégation professionnelle résultent de la ségrégation éducative, le dernier tiers étant dû à l’allocation des emplois sur le marché du travail.

Quand les femmes sortent d’une école d’ingénieur, elles auront tendance à aller vers des « métiers parallèles » et non vers des « métiers coeur », car elles anticipent le poids futur des responsabilités familiales.

Les écarts de salaires entre les femmes et les hommes sont significatifs : on les évalue globalement à 25 ou 27 % ; les évaluations varient en fonction des bases de travail retenues. Un gros tiers de cet écart est dû au temps partiel, dont il faut rappeler qu’il concerne, pour plus de 80 %, des femmes. A s’en tenir à la comparaison des seuls emplois à taux plein, l’écart entre salaires masculins et féminins est encore de 19 %.

Même lorsqu’elles travaillent à temps plein, les femmes ont des horaires un peu plus courts que ceux des hommes et cela pèse sur leurs revenus à travers les primes et la rémunération des heures supplémentaires. La question du temps de travail occupe donc une place centrale dans la problématique de l’égalité professionnelle et salariale. Or celle-ci ne peut être traitée sur le seul aspect du marché du travail, car si les femmes travaillent globalement moins que les hommes, c’est parce qu’elles continuent de s’occuper davantage des enfants : même si elles peuvent s’appuyer sur des services, on ne peut tout externaliser et, de toute façon, on ne fait pas des enfants pour ne pas les voir ! C’est un aspect auquel on ne pourra pas ne pas s’attaquer.

Il y a aussi un effet de structure qui tient au fait que les femmes n’exercent pas les mêmes métiers que les hommes.

Et enfin, il reste un écart que l’on évalue entre sept et dix pour cent, que les économistes ne peuvent rattacher à aucun facteur, et qui relève donc de la discrimination « pure ».

Certes, nous disposons en France d’un arsenal législatif extrêmement important pour lutter contre les discriminations, mais il est peu utilisé. Il est nécessaire mais ne peut suffire. Faut-il l’étendre ou simplement le rendre plus effectif ? Je pencherais plutôt pour le second terme de l’alternative.

Un examen plus approfondi des écarts de salaires en France montre que ceux-ci sont d’autant moins importants que l’on se situe au bas de l’échelle des qualifications. Cela s’explique par l’effet protecteur du SMIC qui réduit les possibilités de discrimination. En revanche, chez les cadres supérieurs, pour lesquels les primes représentent une forte proportion de la rémunération, rémunération qui est d’ailleurs davantage individualisée, l’entreprise retrouve des moyens pour discriminer. C’est dans le un pour cent des plus fortes rémunérations que se trouvent les écarts les plus importants.

Pour résumer, les écarts de salaires entre les hommes et les femmes s’expliquent par plusieurs facteurs qui peuvent s’additionner : le type de formation initiale reçue, la segmentation de l’emploi, les parcours professionnels chaotiques des femmes, les écarts de temps de travail et la discrimination pure. C’est sur tous ces différents fronts qu’il faut être présent en matière d’égalité salariale.

Il ne faut pas non plus oublier le problème de la prise en charge de la petite enfance et de celle des personnes dépendantes.

Enfin, je terminerai par l’évolution de la structure journalière des temps sociaux en France sur la tranche d’âge 15-60 ans, à la lumière des éléments statistiques de la dernière enquête « emploi du temps » qui vient juste d’être publiée. Celle-ci montre que le travail domestique repose très largement sur les femmes et que, par conséquent, cela leur laisse moins de temps qu’aux hommes pour travailler, pour étudier ou se former. En outre, si l’on additionne travail domestique et travail professionnel, on constate que les femmes travaillent davantage que les hommes.

Ce qui est remarquable, lorsqu’on compare les enquêtes qui s’échelonnent entre 1986 et 2010, c’est l’inertie de cette répartition. Certes, le temps de travail domestique a diminué pour les femmes grâce à l’externalisation de certaines tâches, mais celui des hommes est d’une grande stabilité : autrement dit, si l’écart entre les femmes et les hommes s’est réduit entre 1986 et 2010, ce n’est pas parce que les hommes y passent plus de temps, mais parce que les femmes ont gagné du temps, grâce, par exemple, aux repas tout prêts, aux commandes par internet et aux livraisons à domicile. Il faudrait, d’ailleurs, se demander qui exerce les métiers issus de cette externalisation. Cela mériterait de faire l’objet d’un travail de recherche pour voir si cette recomposition des tâches à travers leur externalisation s’est traduite par une plus grande égalité.

Mme Catherine Génisson. - Les nouveaux pères ne consacrent-ils pas davantage de temps à l’éducation de leurs enfants ?

Mme Hélène Périvier - Derrière une certaine stabilité globale, on constate un effet générationnel très fort : ce sont les jeunes pères qui contribuent pour l’essentiel à l’augmentation du travail domestique des hommes ; mais on peut se demander si cette attitude va perdurer chez eux quand, arrivés à la quarantaine, ils se trouveront confrontés aux exigences de leur carrière. On ne peut encore savoir comment ils réagiront alors. Et puis, il ne faut pas sous-estimer aussi la question de la dépendance, dont on parle peu mais qui va prendre une importance croissante dans les années à venir : or, ce sont surtout les femmes qui s’occupent de leurs parents et aussi de leurs beaux-parents.

En conclusion, la division sexuelle du travail persiste ; le marché du travail a permis une forme d’autonomie aux femmes mais par le truchement d’une redéfinition de la division du travail ; il existe une forte inertie dans notre organisation sociale, car l’égalité suppose un partage du pouvoir et une reconfiguration de la sphère familiale et privée.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Merci pour cet exposé. Je vais donner la parole à nos collègues.

Mme Laurence Cohen. - Une première remarque : la lenteur des évolutions entre les années 90 et aujourd’hui me paraît terrifiante. Pour y remédier, il faut investir plusieurs champs. Le champ éducatif tout d’abord avec le rôle que doivent jouer la formation et l’orientation scolaire. Et l’on ne peut, dans ce domaine, comme dans celui de l’application effective des lois relatives à l’égalité professionnelle, esquiver la question des moyens nécessaires. Or, on supprime actuellement des postes dans l’Education nationale. D’une façon générale, les lois sont, bien sûr, des outils utiles, mais il faut se doter aussi des moyens de les appliquer.

Je voudrais ensuite insister sur un autre aspect : quand on se bat pour l’égalité professionnelle, cela profite à l’ensemble de la société. Maryse Dumas nous en a fourni une illustration concrète avec l’exemple des facteurs : lorsque la profession n’était exercée que par des hommes, on leur imposait des sacoches très lourdes ; lorsque les femmes ont investi cette profession, elles se sont battues pour une réduction de poids de ces sacoches, et les hommes, qui n’avaient pas osé formuler cette demande, en ont aussi bénéficié.

Nous devrons également investir le champ de la valorisation des métiers féminins, à la fois sous l’angle des rémunérations et sur celui des conditions de travail. Des associations féministes comme « Femmes égalité » sont d’ailleurs bien présentes sur ce point.

Mme Catherine Génisson - Je suis frappée par l’inertie des réalités : les choses ont bien peu changé par rapport à la situation qui prévalait en 2000 lorsque j’ai présenté mon rapport au Premier ministre sur l’égalité professionnelle.

Lutter contre l’inégalité salariale suppose de se battre contre toutes les inégalités, car elle en est, en quelque sorte, la résultante. Il faut, évidemment, s’intéresser au système éducatif car l’orientation des filles et des garçons joue un rôle très important dans la suite des choses. Même si l’Education nationale est un milieu très féminisé, il faut améliorer la prise de conscience de l’importance du sujet chez ses personnels. De la même façon que les entreprises doivent établir des rapports de situation comparée, les établissements scolaires et universitaires devraient effectuer des analyses précises sur l’orientation des filles et des garçons. On sait que les filles réussissent mieux à l’école que les garçons et il est donc légitime de s’interroger sur les biais de leur orientation.

L’articulation des temps de vie me paraît un problème essentiel. Malgré une dégradation récente des conditions de la politique familiale, il faut reconnaître que nous disposons d’outils de prise en charge de la petite enfance beaucoup plus ambitieux que nos principaux voisins. Malgré cela, la répartition des temps de vie continue d’être affectée par des clivages sexués. Peut-être pourrait-on s’inspirer davantage de l’expérience des pays nordiques. Mais il faut aussi être conscient que quand il y a, au sein d’un ménage, une différence de revenu de 25 % entre l’homme et la femme, les choix sont vite faits.

La question des conditions de travail me paraît importante aussi : d’abord, parce que, quand les femmes obtiennent une amélioration, cela bénéficie à l’ensemble des salariés ; ensuite, parce que je crois qu’il faut revoir le cadre législatif du temps partiel, en jouant sur le niveau d’exonération des cotisations sociales, et en se montrant plus attentif à l’organisation du temps partiel lui-même : durée des intervalles entre deux prises de poste, gestion des heures complémentaires, conditions d’accès à un poste à plein temps.

L’arsenal législatif dont nous disposons en matière d’égalité salariale est utile mais pas suffisant : il faut pour le rendre efficace que les femmes investissent les lieux de pouvoir, au niveau politique et dans les syndicats où l’on rencontre une obstruction majeure. Il faut aussi se donner les moyens d’appliquer la loi et d’évaluer son application.

A ce titre, je ne puis que regretter la diminution des moyens et des missions dévolus aux services déconcentrés de l’administration des droits des femmes.

Mme Christiane Demontès. - J’ai exercé, il y a quelques années, les fonctions, auprès d’un rectorat, de chargée de mission à la diversification pour l’orientation des filles. Nous avions des correspondants dans tous les collèges et nous leur avions demandé d’élaborer des statistiques sexuées qui nous avaient été très utiles. Cela avait permis de mettre en lumière les divergences d’appréciation portées par les enseignants -hommes ou femmes- quant aux résultats scolaires de leurs élèves suivant qu’il s’agissait de garçons ou de filles.

Tout cela a été mis en place autour de 1995 et a été supprimé dix ans plus tard.

Autre exemple, nous avions constaté que dans certains lycées, et en particulier dans les lycées professionnels fréquentés essentiellement par des garçons, il n’y avait même pas de vestiaires ou de toilettes pour les filles ; l’inverse se rencontrant également dans des établissements fréquentés principalement par des filles. Cela constituait des formes de discriminations cachées, des obstacles à la mixité. Or, avoir de la mixité dans une classe change très positivement l’état d’esprit, de l’aveu même des enseignants.

Enfin, je voudrais souligner combien il est important de disposer de statistiques sexuées.

Seconde remarque, nous disposons en matière d’égalité professionnelle d’un arsenal législatif important, mais si les administrations n’ont pas la volonté de l’appliquer et si l’ensemble du monde socio-économique ne se mobilise pas, les choses ne bougeront pas. Je me souviens que les contrats mixité ont contribué à une amélioration des conditions de travail, qui a bénéficié aussi aux hommes. Les régions, aussi, ont engagé des actions. Mais j’ai le sentiment que nous n’avons que des actions éparpillées alors qu’il faudrait une politique globale. On procède à des expérimentations intéressantes mais on ne sait pas les généraliser.

Mme Hélène Périvier - L’égalité appelle un partage du pouvoir et c’est là que le bât blesse car cela exige que certains y perdent quelque chose.

J’avais eu l’occasion d’élaborer, il y a quelques années, un rapport sur la discrimination en matière d’accès aux institutions scolaires et j’avais constaté alors que, dans certaines filières, l’absence d’internat pour les filles plaçait leurs parents devant la nécessité de leur trouver un logement en ville, ce qui constituait un véritable obstacle.

L’institution scolaire est encore trop porteuse de discriminations et un effort doit être effectué en matière de sensibilisation et de formation des enseignants. Le contexte global ne s’améliore pas et, depuis dix ou quinze ans, comme le montrent les travaux de sociologie, on assiste à des phénomènes problématiques d’hypersexualisation des petites filles qui se manifestent dans les tenues et les jouets. Le prochain numéro de la revue « Travail, genre, et société » sera consacré à ce phénomène aux Etats-Unis et à son importation en France. Il s’agit d’une tendance dangereuse contre laquelle on ne peut pas grand-chose, sauf à se montrer coercitif quant à l’offre de jouets et aux tenues vestimentaires.

En matière d’articulation des temps de vie, beaucoup de choses peuvent être améliorées en matière de prise en charge de la dépendance et de la petite enfance ou en matière de congés parentaux. On peut, certes, s’inspirer des modèles nordiques, mais il faut bien voir que, malgré leurs efforts, même eux n’ont pas déconstruit la division sexuelle du travail. Cela nous donne une idée du chemin qui reste à parcourir.

En matière de statistiques chiffrées : elles permettent de se donner des objectifs et de voir si on les atteint. C’est une condition pour ne pas en rester au plan de principes sur lesquels tout le monde est d’accord, mais qu’on se garde bien d’appliquer. On l’a vu avec la fonction publique, où l’on a, contrairement à ce qu’on avait fait pour le secteur privé, imposé des obligations en termes de flux et non en termes de stocks, ce qui me paraît dommageable.

 Audition de Rachel Silvera

La délégation entend ensuite Mme Rachel Silvera, économiste, maître de conférences à l’université Paris Ouest-Nanterre-La Défense, chercheuse associée au CES-Matisse-Paris-Sorbonne.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Nous poursuivons notre programme d’auditions avec Rachel Silvera, qui est économiste, maître de conférences à l’Université Paris Ouest-Nanterre-La Défense, chercheuse associée au CES-Matisse-Paris-Sorbonne.

Madame Silvera a beaucoup travaillé sur les inégalités de salaires entre les femmes et les hommes, et ses réflexions pourront, je crois, nous permettre d’interroger cette notion de « salaire d’appoint », auquel est encore trop souvent assimilé le salaire féminin.

Dans notre société, marquée par la fréquence des divorces et des séparations ainsi que par l’augmentation du nombre des familles mono-parentales, cette notion de salaire d’appoint perd chaque jour un peu plus de sa pertinence.

Elle n’en est pas moins révélatrice de ces obstacles à l’égalité professionnelle qui prennent leur origine dans les représentations collectives que l’on se fait du travail féminin et du travail en général.

Ce sont ces représentations collectives qu’il faut faire évoluer pour que le monde du travail prenne mieux en compte les exigences des femmes tant en matière d’égalité professionnelle et salariale que de conciliation entre vie professionnelle et vie familiale.

Mme Rachel Silvera, économiste, maître de conférences à l’université Paris Ouest-Nanterre-La Défense, chercheuse associée au CES-Matisse-Paris-Sorbonne. - La lecture des travaux antérieurs de votre délégation m’amène à penser que les recherches que je mène actuellement sur l’évaluation de la valeur du travail féminin rencontrent vos préoccupations et peuvent contribuer à votre analyse des inégalités salariales. Je les aborderai dans la seconde partie de mon propos.

Mais pour commencer, j’évoquerai le rôle de la notion de salaire d’appoint dans les inégalités salariales. On explique traditionnellement les différences de salaires entre les hommes et les femmes par différents facteurs tangibles, liés à la ségrégation professionnelle, au temps partiel..., mais il reste toujours néanmoins une part qui ne s’explique par aucun facteur repéré : c’est ce qu’on appelle la discrimination pure. C’est précisément cette « boîte noire » qui m’intéresse et sur laquelle je concentre mes recherches. Statistiquement, on estime qu’entre 8 et 10 % environ des différences de salaires relèvent de la discrimination pure. Bien sûr, on pourrait envisager de la compenser par une augmentation proportionnelle des salaires des femmes, mais rien ne nous indique qu’elle ne se reconstituerait pas un peu plus tard sous d’autres formes.

Les origines de cette discrimination viennent en grande partie des stéréotypes qui pèsent sur la conception du travail des femmes et sur la fonction que l’on attribue à leur salaire. On dispose de très peu d’analyses historiques sur l’origine du salaire d’appoint. L’historienne Michelle Perrot me l’a d’ailleurs confirmé.

Néanmoins, on sait que, pendant longtemps, les femmes n’ont été considérées que comme « la fille de.... » ou « la femme de... ». De ce fait, leur salaire n’a jamais été considéré comme un moyen de « survie » mais comme accessoire par rapport à celui de leur père ou de leur mari. N’oublions pas que la notion de salaire d’appoint, inscrite dans les premières conventions collectives, y figurait encore pour certaines en 1936 !

L’acceptation collective de la spécificité d’un « salaire féminin » reposait sur un consensus - qui nous paraît aujourd’hui difficilement audible - que le travail des femmes, fut-il identique à celui des hommes, ne pouvait être payé de la même façon que celui des hommes et qu’il devait subir un « abattement ». On prétendait même parfois le justifier en estimant que les besoins vitaux des femmes étaient inférieurs à ceux des hommes !

Dans le même ordre d’idée, on a longtemps considéré que, pour une femme mariée, travailler était une aberration.

La guerre et l’évolution des moeurs ont bouleversé ce modèle social et, de plus en plus de femmes seules, veuves ou célibataires, se sont retrouvées en situation de pauvreté lorsqu’elles ne disposaient que de leur seul salaire, aligné sur celui des « travailleuses d’appoint ». Cette situation est apparue d’autant plus injuste, que les critères de productivité du travail avaient précisément été relevés pour alimenter la machine de guerre.

Il a fallu attendre la fin de la seconde guerre mondiale pour qu’un ministre communiste, Ambroise Crozat, mette fin par la loi à l’abattement de 10 % sur le salaire féminin.

Malheureusement, les réticences des partenaires sociaux firent que les abattements de salaire -de 10 %, voire davantage- perdurèrent longtemps après l’entrée en vigueur de la loi.

Il faudrait faire une analyse historique fine des conventions collectives pour en mesurer l’ampleur.

Toujours est-il que nous subissons toujours le poids de ces stéréotypes : l’idée que le salaire d’une femme reste un salaire d’appoint persiste dans l’inconscient collectif.

Et on voit encore, aujourd’hui, des illustrations de la persistance de ces mentalités : il a paru naturel d’assortir d’une compensation salariale le passage aux 35 heures, pour maintenir le pouvoir d’achat, mais on n’a jamais envisagé de compensation salariale au bénéfice des femmes qui font le choix de travailler moins ou à temps partiel. L’idée qu’il n’y aurait pas d’obligation de maintenir un certain niveau de salaire quand il s’agit d’une femme découle directement de celle que son salaire reste un salaire d’appoint.

Je voudrais maintenant aborder le deuxième point, qui est au centre de mes recherches actuelles et qui concerne le rôle que pourrait jouer l’évaluation des emplois et des classifications professionnelles dans la réduction des inégalités de salaires. Cette approche, très peu développée en France, a fait l’objet d’études au Québec, en Belgique, en Suisse et dans les pays nordiques. Elle part du constat, -Hélène Périvier a dû le développer avant moi-, que la division sexuée du marché du travail a résisté aux politiques de mixité mises en places ces dernières années et que les femmes n’occupent pas les mêmes emplois que les hommes. Il faut continuer de mener une politique en faveur de la mixité des emplois et je pense qu’il serait judicieux aujourd’hui d’inciter les jeunes hommes à s’orienter vers des métiers à prédominance féminine, parce que c’est là que se trouvent actuellement les gisements d’emplois, mais aussi parce que les hommes doivent faire aussi une partie du chemin pour aller vers l’égalité réelle.

La loi en France garantit « un salaire égal pour un travail de valeur égale » et non un salaire égal pour un travail égal. Ce mot de valeur a une grande importance car il permet de comparer des emplois qui ne sont pas identiques, en termes de fonction occupée ou de contenu, mais qui ont la même valeur pour l’entreprise et pour la société. C’est une notion qui n’est pas facile à faire passer mais qui recouvre des enjeux très importants.

Avec Séverine Lemière, nous avons publié une étude à la Documentation française « Comparer les emplois entre les femmes et les hommes - De nouvelles pistes vers l’égalité salariale », en nous inspirant fortement de la législation québécoise.

Cette dernière se fixe pour objectif de permettre, au sein de chaque entreprise, la comparaison entre les emplois à prédominance masculine et ceux à prédominance féminine, pour repérer objectivement d’éventuelles discriminations dans la classification des emplois.

En nous inspirant de ces méthodes américaines, nous nous sommes efforcés de parvenir à une hiérarchisation des emplois, en fonction de critères classants -tels le diplôme, les responsabilités, le contenu du travail-, qui sont autant de facteurs reconnus et négociés, soit dans la branche, soit dans l’entreprise, auxquels nous attribuons un certain nombre de « points » de pondération, afin d’aboutir à une hiérarchisation salariale objective des postes dans l’entreprise, depuis le directeur jusqu’à l’ouvrier.

Actuellement, dans le cadre d’un groupe de travail mis en place sous l’égide de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde), et aujourd’hui repris par le défenseur des droits, nous sommes en train d’élaborer un guide à l’usage des managers et des salariés, mais aussi des magistrats, des juristes, des chercheurs et des responsables politiques, qui permette à tous de se repérer dans ce domaine.

Nous avons « découvert », en travaillant sur ce guide, que la classification des emplois, telle qu’elle existe aujourd’hui dans les conventions collectives, loin d’être neutre, est en réalité le produit d’un modèle de production industriel essentiellement masculin, alors même que notre économie est aujourd’hui fondée sur les services...

Ce guide, dont la première version est en cours de relecture a été transmis aux organisations syndicales dont nous souhaitons recueillir l’avis de manière informelle et devrait paraître dans le courant du dernier trimestre 2012.

Pour illustrer concrètement notre démarche, je vous donnerai quelques exemples :

A niveau de diplôme comparable, une assistante de direction disposant d’un BTS et un technicien titulaire d’un BTS technique ne sont pas nécessairement considérés de manière égale dans une même entreprise.

De même, il existe un ensemble de « savoir-faire discrets », souvent tirés de l’expérience personnelle, et qui sont indispensables, par exemple dans le secteur des soins à la personne, mais qui ne sont absolument pas reconnus par l’employeur.

Cet exemple pose la question de la reconnaissance de la technicité. A cet égard, le travail relationnel -qui est nécessaire dans nombre d’emplois à prédominance féminine, tels les hôtesses d’accueil, les enseignantes ou les infirmières- n’est pas considéré comme une « technique » valorisée dans l’entreprise. S’il vient à faire défaut, la carence de l’employée est pointée du doigt. Mais il ne sera jamais valorisé de manière positive.

Il en va de même de la pénibilité : reconnue dans les emplois « masculins » du bâtiment, par exemple, elle n’est pas prise en compte dans certains secteurs « féminins », tels les soins à la personne, pour lesquels il existe, pourtant, de véritables contraintes physiques -tel le « portage » des personnes soignées ou dépendantes.

Et on pourra faire la même remarque concernant la responsabilité : une infirmière ou une caissière a une véritable responsabilité sur autrui qui n’est, certes, pas la même que celle d’un cadre -mais qui est totalement ignorée. Vous voyez donc l’importance des conséquences concrètes de nos travaux qui, je l’espère, déboucheront sur un guide pratique. Je terminerai mon propos en vous invitant à tirer les enseignements de la notion d’ « équité salariale », développée au Québec, et qui pourrait peut-être servir d’exemple pour une future modification de notre législation.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Je vous remercie de vos explications car nous sommes à la recherche de diagnostics et de solutions.

Nous vivons une révolution technologique qui bouscule les frontières séparant le monde du travail de celui du hors-travail.

Vous pointez un problème qui nous préoccupe, celui des compétences invisibles nécessaires aux salariés dans leur travail et qui sont alimentées par le hors-travail -c’est le cas notamment dans le domaine de la Santé.

Mme Catherine Génisson. - Je m’interroge sur le dernier point que vous avez abordé, celui de la nécessité de pondérer et de trouver des équivalences entre les métiers.

Comment les informations de votre guide seront-elles organisées : celui-ci comportera-t-il autant de rubriques que de métiers ou s’articulera-t-il autour de thématiques telles que la responsabilité, la pénibilité ?

Mme Laurence Cohen. - En 2012, comme nous l’ont confirmé nos auditions, on constate le peu d’avancées dans le domaine de l’égalité au travail qui nécessite une implication à tous les niveaux, du monde économique, politique et syndical.

Votre idée d’interpeller les syndicats me semble tout particulièrement intéressante pour faire avancer les choses.

Quant à la classification des métiers, il me semble qu’elle nécessiterait la mise en place d’un système d’équivalence. Pour cela, légiférer sera nécessaire mais il faudra aussi prévoir des moyens d’évaluation et de contrôle. Dans le cas où cette tâche serait dévolue au corps des inspecteurs du travail, il conviendrait alors de redéfinir tant leur formation que leurs effectifs.

Le patronat sait très bien tirer parti des aspirations qui existent chez les salariés, comme nous l’avons vu au cours d’une récente audition, en individualisant les relations de travail au détriment de la négociation collective.

Aussi conviendra-t-il d’anticiper l’usage qui pourrait être fait d’une nouvelle loi sur l’égalité professionnelle et d’être attentif non seulement à la loi qui sera votée mais aux conditions de sa mise en oeuvre.

Vous évoquez l’exemple du Québec qui est intéressant. Mais il fait appel à la notion d’équité qui me pose problème. Il me semble qu’elle permet de se donner bonne conscience un peu facilement, et je pense que nous devons rester, en France, sur le terrain de l’égalité. Je crois qu’un tel glissement de langage ne serait pas anodin.

Mme Rachel Silvera. - Je vous remercie pour vos remarques.

Concernant l’évolution technologique, j’ai relevé que le compte rendu de l’une des auditions de la délégation, celle de Mme Linhart, expose comment les femmes servent parfois de terrains d’expérimentation.

La notion de compétence invisible n’est pas nouvelle et apparaît dans l’industrie.

Ainsi, les premières femmes qui ont travaillé dans l’industrie automobile ont été affectées à des tâches de sellerie ou de câblerie dans lesquelles leur CAP couture trouvait à s’employer mais sans que ce diplôme ne soit cependant reconnu par les conventions collectives de la métallurgie dont dépend le secteur automobile. Certes, ces conventions leur garantissaient, par ailleurs, un salaire minimal mais ces salariées ne bénéficiaient cependant pas du niveau de rémunération que la grille conventionnelle garantissait à un CAP technique reconnu.

Ainsi, l’industrie tirait parti des compétences reconnues par un CAP textile sans être disposée pour autant à les rémunérer à leur juste valeur.

Il faut remettre du sens et de la valeur dans un certain nombre d’emplois vitaux pour nos vies (aide à domicile, éducation, santé) mais qui demeurent peu valorisés et non reconnus dans notre société, sans que le contexte économique puisse véritablement le justifier.

Les nouvelles technologies induisent aussi une présence au travail moins visible. Le risque est donc à terme de voir une partie de ce travail invisible non reconnu, pour les hommes comme pour les femmes.

Concernant la structure du guide que nous élaborons, plusieurs propositions ont été soumises à l’issue d’auditions menées pendant deux années sur toutes les dimensions liées aux classifications, aux critères mais aussi des disciplines comme la psycho-dynamique du travail.

Par ailleurs, nous avons examiné deux exemples de conventions collectives, celle des assurances et celle du commerce.

Une fois achevé, ce guide proposera une réflexion d’ensemble sur des expériences étrangères, un outil juridique comportant la jurisprudence nationale et européenne qu’il faut pouvoir utiliser, ainsi qu’une entrée par critères.

Ce guide se veut transversal ; d’ailleurs, quand on parle des emplois à prédominance féminine et qu’on aborde notre thématique, il s’agit en général d’emplois et de critères qui sont transversaux. L’exemple typique, ce sont les assistantes que l’on retrouve aussi bien dans l’industrie que dans les services.

Il est difficile d’évaluer la valeur de ces compétences quand elles sont présentes dans des branches différentes.

Pour cela, nous partirons de chaque critère et examinerons quels seraient les biais éventuels qui peuvent y être rattachés. Ce guide ne retient donc pas une entrée par métier mais privilégie une vision plus large, par critère.

On part des critères existants dans les classifications et on montre, pour chaque critère, à travers des exemples pris dans différentes branches, quels sont les oublis ou une survalorisation entraînant un positionnement différent si ce critère n’est pas bien pris en compte.

Ces critères sont en général au nombre de 4 ou 5 dans les classifications, par exemple, le diplôme, la technicité, la responsabilité.

La loi « Roudy » de 1983 définit 5 critères de la valeur comparable : le diplôme, la technicité, la capacité professionnelle, la responsabilité, la charge mentale et physique. Il est préférable de ne pas multiplier les critères, mais des sous-critères pourront, le cas échéant, être rattachés aux critères principaux. Il sera nécessaire de recourir à nouveau à la loi en ce domaine.

Depuis la loi « Génisson » de 2001, il est prévu d’intégrer l’égalité partout notamment dans les classifications professionnelles, et l’accord interprofessionnel de 2004 demande que la valorisation des compétences pour les emplois soit prise en compte.

Malheureusement, aucune de ces mesures n’a été appliquée en France. La notion de compétence a été préférée à celle de qualification. On constate que, dans la pratique, la rémunération d’un salarié n’est pas déterminée par rapport à une classification mais de façon empirique et subjective.

L’article L. 3221-4 du code du travail dispose pourtant que « Sont considérés comme ayant une valeur égale, les travaux qui exigent des salariés un ensemble comparable de connaissances professionnelles consacrées par un titre, un diplôme ou une pratique professionnelle, de capacités découlant de l’expérience acquise, de responsabilités et de charge physique ou nerveuse ».

On a ce cadre mais il faut lui donner du contenu pour fournir des éléments aux négociateurs.

Mme Catherine Génisson. - La validation des acquis de l’expérience (VAE) n’a-t-elle pas initié cette démarche ?

Mme Rachel Silvera. - Effectivement, la VAE a validé cette démarche mais elle a placé la barre trop haut, et beaucoup de ses bénéficiaires potentiels y ont renoncé. Elle impose au travailleur de suivre une procédure lourde, tout cela pour ne lui permettre en définitive que d’être reconnu dans l’emploi qu’il occupe déjà. C’est le cas en particulier dans le domaine de l’aide à domicile.

L’esprit initial de la VAE a donc été détourné. Il conviendrait de la revaloriser et de lui redonner ce qui était son sens premier.

- [Retrouver ce document en ligne sur le site du Sénat http://www.senat.fr/compte-rendu-co...

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