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Exporter au détriment des plus pauvres ?

Jeudi 10 juillet 2008, par Yveline Nicolas

Cet article d’Yveline Nicolas, Adéquations, figure dans l’ouvrage collectif "Aliments irradiés, atome, malbouffe et mondialisation", aux Editions golias, juin 2008


 Irradiation et modèle agricole

Bien que l’exode rural et l’urbanisation s’accélèrent, l’agriculture familiale locale fait encore vivre près de la moitié d’une population mondiale de 6,6 milliards d’humains. Pour ce modèle agricole et alimentaire encore majoritaire dans de nombreuses régions du monde, irradier des aliments ne présente aucun intérêt. Ces milliards de personnes n’en ont vraisemblablement jamais entendu parler, pas plus d’ailleurs que la plupart d’entre nous qui consommons sans le savoir ni l’avoir voulu des aliments dit « ionisés » mais quasiment jamais étiquetés comme tels.

La question de l’irradiation des aliments ne se pose pas pour la « petite » agriculture, dont l’objectif est de produire, de commercialiser, de transformer et de consommer de façon familiale, locale ou régionale. Mais alors, pourquoi des unités d’irradiation de plus en plus nombreuses sont-elles construites dans des pays du Sud, avec l’aide des institutions financières internationales ou dans le cadre d’accords commerciaux bilatéraux ? Il s’agit, dans le contexte de la mondialisation des échanges, de promouvoir un modèle agroalimentaire industriel tourné vers le commerce international et nécessitant la conservation des produits pour des transports sur de longues distances.

Le problème soulevé par l’irradiation des aliments, même s’il pourrait paraître à première vue marginal, peu étudié et guère médiatisé - à la différence d’autres risques sanitaires et environnementaux - est emblématique des absurdités de systèmes technologiques et économiques dont il est difficile d’appréhender l’utilité sociétale. En effet, ces systèmes ne sont pas issus d’une réflexion de la société et de débats publics ou parlementaires au regard d’un possible intérêt collectif. Comme dans le cas des OGM, ce sont des développements technico-commerciaux dont le grand public apprend un jour l’existence au moment d’une mise sur le marché et dont les décideurs politiques ne semblent jamais s’être préoccupés, en amont, de la pertinence. A partir de ce moment-là, il est généralement difficile de revenir en arrière…

 Un modèle de développement défavorable aux plus pauvres

20 % de la population mondiale, essentiellement en Europe, au Etats-Unis, au Japon, en Australie… consomme 80 % des ressources de la planète. Parallèlement existe un « autre monde » dans lequel près de trois milliards d’humains vivent avec moins de 2 dollars par jour – majoritairement en milieu rural et agricole et majoritairement des femmes. La frange riche de l’humanité - les habitant-es des pays occidentaux, moins certains exclus et les couches aisées minoritaires des autres pays - met en œuvre la « société de consommation », que ce soit dans l’inconscience, avec cynisme ou pour certains avec la culpabilité qui incite à des « compensations carbone ». Fondée sur le gaspillage, la surconsommation d’énergie et de ressources non renouvelables, l’accumulation d’objets matériels, cette civilisation est sans avenir, puisque, selon le calcul de l’empreinte écologique, il lui faudrait trois à cinq planètes pour se maintenir.

Le discours du « développement durable » produit depuis quelques années un bruit de fond rappelant en permanence au public – et aux décideurs politiques et économiques, dont la plupart ont mis quelques décennies à admettre la crise – les risques majeurs environnementaux, climatiques, sociaux, etc. En même temps et portée souvent par les mêmes décideurs, l’ancienne idéologie du « développement » confondu avec la croissance économique continue à conduire les institutions internationales, les Etats et même des ONG à promouvoir les exportations de matières premières et de quelques biens manufacturés par les pays les plus pauvres dans le but de générer de la croissance, censée accroître les revenus globaux et à terme réduire les inégalités…

Parmi ces exportations du Sud qui bénéficient de subventions ou de prêts, figurent des produits périssables, comme les crevettes et autres fruits de mer, les viandes, les fruits et pulpes de fruit importés au Nord pour reconstituer des jus, les légumes de contre-saison dont la production gaspille des réserves d’eau précieuses… Des unités d’irradiation des aliments se développent en Chine, en Amérique du Sud, en Inde, pour promouvoir ce type d’exportations sur les marchés mondiaux.

Mais, au regard des problèmes écologiques et sociaux, quelle est la valeur ajoutée d’un modèle économique et alimentaire qui ne concerne qu’une minorité de personnes et pour des produits nullement indispensables aux équilibres nutritionnels des pays riches (fruits hors saison, fruits exotiques, crevettes d’importation…) ?

Dans un contexte de diminution de l’aide publique au développement, les coopérations et les aides ne devraient-elle pas porter sur la satisfaction des besoins essentiels de la majorité : accès à une alimentation saine, à la santé, à l’éducation, à l’habitat et l’emploi décents, aux droits ? Des politiques agricoles et alimentaires locales et sous-régionales s’appuyant sur le milliard de paysan-nes du monde pourraient constituer un puissant levier de développement viable sur le plan écologique, économique, social et culturel. Cela n’a jamais été expérimenté à grande échelle…

Pourtant, à l’étonnement d’acteurs sociaux et d’ONG qui s’escrimés depuis trente ans à faire valoir ce point de vue, c’est ce que concède la Banque mondiale dans un rapport paru en septembre 2007, après des décennies passées à encourager les Etats et acteurs de la coopération à sacrifier les paysanneries et à vulgariser sa doctrine de l’ajustement structurel, des avantages comparatifs, des équilibres budgétaires… Le mal étant fait, cette religion économiciste n’avait peut-être plus grande crédibilité. Le discours s’est donc recentré sur des enjeux plus d’actualité : l’apport des systèmes agricoles locaux pour fixer le carbone et prévenir ou s’adapter au changement climatique, l’intérêt de revaloriser les paysan-nes pour lutter contre la pauvreté, l’urgence de politiques publiques agricoles, etc. Il faut dire que sous les injonctions de cette même Banque mondiale, la part du soutien à l’agriculture dans les dépenses publiques a constamment reculé entre 1980 et 2004 en Afrique (de 6,4 % à 5 %), en Amérique Latine (de 14,8 à 7,4 %), en Asie (de 8 à 2,7 %).

 Atteintes à l’environnement, alimentation non durable : les exportations de crevettes

Actuellement, les équilibres écologiques locaux et globaux souffrent des activités économiques à court terme. Les gros producteurs et consommateurs ne se développent qu’en prélevant des ressources naturelles et humaines en dehors de leur territoire (minerais, bois, sols, poissons, matières fossiles, compétences et matière grise …), hypothéquant la base du développement d’autres régions. Or les pays du Sud sont les plus vulnérables au changement climatique et à l’érosion des ressources naturelles, qui constituent une part significative de leur richesse nationale (en moyenne 25 % d’après l’OCDE).

Un aliment suscite l’engouement des consommateurs-trices occidentaux : la crevette. En dix ans, sa consommation a augmenté de 300 % en Amérique du Nord et en Europe. Cette production et cette consommation de crevettes constituent un exemple démonstratif, à la fois de l’utilisation de l’irradiation à des fins d’exportation, d’atteintes à des écosystèmes et des équilibres sociaux du Sud (conflits fonciers, exode rural…) pour nourrir des pays du Nord pourtant capables d’être autosuffisants.

La production mondiale de crevettes, à la fois de capture et d’élevage, s’établit à environ 6 millions de tonnes, dont environ 60% destinées au marché international.

La pêche de crevettes sauvages, qui se fait essentiellement par chalutage, est parmi les plus gaspilleuses, car c’est un mode de pêche non sélectif. Actuellement 3,4 millions de tonnes sont pêchées chaque année, essentiellement en Asie, soit 16 % des exportations mondiales des pêcheries, pour un chiffre d’affaire de 8 milliards d’euros (chiffres FAO). Or, pour une tonne de crevettes, entre 4 et 10 tonnes de poissons, oiseaux, tortues, requins etc. sont rejetées. Dans les zones les plus intensives, les crevettiers capturent 30 espèces marines pour une espèce de crevette.

De son côté, la production en aquaculture ne cesse de se développer. Près des trois quarts des crevettes d’élevage sont produites en Asie, en particulier en Chine et surtout en Thaïlande. Le reste provient principalement d’Amérique Latine, mais aussi d’Afrique.

Avec l’extension de l’agriculture et le développement des infrastructures touristiques, l’industrie de la crevette d’exportation est responsable de la destruction de mangroves ou de leur pollution par l’utilisation massive de fertilisants, pesticides, antibiotiques. Ecosystèmes côtiers marécageux des régions tropicales et subtropicales en synergie avec les récifs coralliens et les herbiers sous-marins, les mangroves sont de riches réservoirs de biodiversité. Elles remplissent des fonctions économiques et sociales essentielles pour des millions de personnes (bois de feu et de construction, ressources halieutiques côtières). Elles défendent le littoral contre les inondations et l’érosion et diminuent l’impact de catastrophes naturelles, comme les tsunamis. Un rapport de la FAO de janvier 2008 indique que depuis 25 ans, 20 % des mangroves ont été détruites, leur superficie totale passant de 18,8 millions d’hectares en 1980 à 15,2 millions en 2005. Dans certaines régions d’Asie, les destructions ont été massives.

  Comment agir ?

Les techniques comme l’irradiation des aliments, qui ne contribuent en rien à un développement soutenable, sont difficiles à combattre parce qu’elles combinent des facteurs économiques, culturels et politiques : l’irradiation est issue de strates historiques anciennes, comme la promotion du « nucléaire civil à des fins de développement », une vision hygiéniste de la « sécurité alimentaire » (zéro bactérie dans des aliments sans qu’on se préoccupe de leur qualité nutritionnelle ni d’éventuels sous-produits toxiques générés par les traitements industriels), associée à des politiques d’exportations à tout prix avant qu’on n’en admette les impacts écologiques et sociaux néfastes…

Néanmoins, quand il s’agit d’agriculture et d’alimentation, chacun-e a la possibilité d’exercer sa responsabilité, par des choix de consommation. Au niveau individuel, on peut opter pour une alimentation de proximité, de saison et la moins transformée possible. En ce qui concerne les crevettes, il faudrait sans doute songer à y renoncer…

Au niveau collectif, les collectivités territoriales, administrations et pouvoirs publics ont une forte influence par l’orientation de la commande publique.

Sur le plan international, un mouvement de revendication s’intensifie pour le droit à la souveraineté alimentaire, porté à la fois par des syndicats et mouvements paysans comme Via campesina et par les ONG. Les organisations de solidarité internationale et écologistes ont une fonction d’alerte et d’expertise par leurs études indépendantes. Elles sont ainsi à l’origine de la création en 1997 du Réseau d’action contre l’industrie de la crevette (Industrial Shrimp Action Network). L’alliance entre associations du Sud directement concernées par la réalité du terrain et associations du Nord qui peuvent relayer des plaidoyers au niveau européen et international est très importante. Les industries et la FAO ont ainsi été poussées à édicter des certifications et des Principes internationaux pour l’élevage responsable de la crevette (mais non contraignants)…

Un enjeu, urgent, même s’il paraît pour l’instant presque hors de portée des acteurs citoyens, vu l’inégalité des rapports de forces, reste celui de l’encadrement et du contrôle des transnationales agro-alimentaires et de leurs marges bénéficiaires, qui modèlent depuis une quarantaine d’années nos modes de production, de commercialisation et de consommation – et leur responsabilité sociale et environnementale, particulièrement dans le champ de leurs activités au Sud. Il convient de ne jamais perdre de vue que le développement de l’irradiation des aliments se situe dans ce contexte.

Site web de la campagne contre l’irradiation des aliments

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