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Éliminer la pauvreté en regardant au-delà de la croissanceMardi 20 août 2024 Le Rapporteur spécial de l’ONU sur les droits de l’Homme et l’extrême pauvreté, Olivier De Schutter a fait paraitre un rapport en mai 2024, où il analyse l’impasse de l’augmentation du PIB couplée à une redistribution comme unique outil de lutte contre la pauvreté. Dans la perspective de l’AG de l’ONU et du Sommet de l’avenir en septembre 2024, il prône la réduction de la production de tout ce qui est superflu et toxique et une réorientation de l’économie par les droits humains et la fourniture de biens et de services propres à améliorer le bien-être. |
Conseil des droits de l’Homme, Cinquante-sixième session
18 juin-12 juillet 2024
Point 3 de l’ordre du jour
Promotion et protection de tous les droits de l’Homme,
civils, politiques, économiques, sociaux et culturels, y compris le droit au développement
L’approche dominante en matière de lutte contre la pauvreté repose sur une augmentation de la production économique globale (mesurée par le produit intérieur brut (PIB)), conjuguée à une redistribution postmarché au moyen d’impôts et de transferts. Or, selon le Rapporteur spécial, on fait actuellement fausse route en se focalisant sur l’augmentation du PIB, qui n’est pas une condition préalable à la réalisation des droits humains ou à l’élimination de la pauvreté et des inégalités. Le « croissancisme » ne devrait pas nous détourner de l’impérieuse nécessité de fournir davantage de biens et de services propres à améliorer le bien-être et de réduire la production de tout ce qui est superflu, voire toxique. Tant que l’économie restera principalement orientée vers une maximisation des profits, elle répondra à la demande exprimée par les groupes les plus riches de la société, favorisera des formes extractives de production qui aggravent l’exclusion sociale au nom de la création de richesses et ne permettra pas aux personnes pauvres d’exercer leurs droits. La transition d’une économie orientée par la recherche de profits vers une économie orientée par les droits humains est non seulement possible, mais elle est même nécessaire si l’on veut rester dans les limites planétaires. Dans le présent rapport, le Rapporteur spécial explique les raisons pour lesquelles cette transition est nécessaire et ce à quoi elle pourrait ressembler.
1. La croissance économique, définie comme la hausse du PIB, a longtemps été considérée comme une fin en soi. Les économistes ont réfléchi à la manière de parvenir à cette croissance et les décideurs politiques à la façon dont ses bénéfices pourraient être redistribués. Les organes chargés des droits de l’Homme considèrent la croissance comme une condition indispensable à la réalisation des droits économiques et sociaux, partant du postulat que, sans croissance, il n’y aurait pas de ressources à mobiliser pour réaliser progressivement ces droits, notamment pour investir dans la fourniture de soins de santé, de logements sociaux ou de services éducatifs ou pour créer des emplois1. Les gouvernements continuent d’agir comme s’il était possible de poursuivre une croissance illimitée. Ignorant les avertissements des scientifiques2, ils semblent considérer que l’activité économique peut croître à l’infini, comme si la planète pouvait fournir des ressources illimitées et absorber les déchets générés par notre quête apparemment sans fin de richesses.
2. Dans le présent rapport, le Rapporteur spécial remet en question ces postulats. Premièrement, il affirme que la croissance nous détourne de ce qui importe vraiment, à savoir l’élimination de la pauvreté et le bien-être de tous3. Deuxièmement, les économies des pays riches se sont développées bien au-delà de ce qui était nécessaire pour permettre aux personnes de s’épanouir ; elles sont devenues obèses. Dans ces pays, la croissance ne parvient pas à réduire la pauvreté et les inégalités ni à créer des emplois. Elle pousse à transgresser plusieurs limites planétaires4. Troisièmement, la croissance a été alimentée par le pillage de ressources du monde du Sud, selon un schéma postcolonial de domination entretenu par la tyrannie de la dette étrangère5. Dans les pays pauvres, où il est toujours nécessaire d’investir massivement, notamment pour la construction d’écoles et d’hôpitaux ou dans les transports ou les infrastructures électriques, la croissance peut encore être utile. Cela étant, dans la pratique, la croissance a souvent été extractive, s’appuyant sur l’exploitation d’une main-d’œuvre bon marché et sur l’extraction non durable de ressources naturelles. Par conséquent, si l’on veut que la croissance contribue à réaliser les droits humains, il faut changer de cap. La croissance devrait être réorientée vers la satisfaction des besoins et devrait être plus largement partagée, et ne pas simplement servir à rendre les riches plus riches encore et à accroître la domination des principaux acteurs de l’économie6.
3. Malgré ses limites, la croissance est devenue hégémonique7 . Le PIB demeure le principal indicateur de mesure de la performance des gouvernements. La hausse du PIB est envisagée à la fois comme une solution de substitution permettant une redistribution à grande échelle et comme une condition préalable à la résolution de plusieurs défis sociétaux. Sans surprise, c’est au nom de la croissance que l’on s’est attaché à libéraliser le commerce : l’Accord instituant l’Organisation mondiale du commerce mentionne la nécessité de garantir « un niveau élevé et toujours croissant du revenu réel et de la demande effective, et ’accroissement de la production et du commerce de marchandises et de services » (premier alinéa du préambule). Plus étonnamment peut-être, la croissance économique est aussi mentionnée dans la Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement de 1992, qui comprend un engagement à soutenir « un système économique international ouvert et favorable, propre à engendrer une croissance économique et un développement durable dans tous les pays, qui permettrait de mieux lutter contre les problèmes de dégradation de l’environnement 8 ». Des accords multilatéraux plus récents relatifs à l’environnement reprennent la même idée9.
4. L’approche dominante en matière d’élimination de la pauvreté demeure largement fondée sur cette hégémonie du « croissancisme », qui consiste à stimuler dans un premier temps la croissance économique, avant de redistribuer les richesses par l’impôt et des transferts. Plutôt que de chercher à rendre l’économie plus inclusive et à garantir ainsi une réelle égalité des chances, les gouvernements se sont employés à stimuler la croissance, qu’ils ont envisagée comme une condition préalable à la création d’emplois et au financement des services publics et des politiques sociales. Les choix stratégiques, tels que la libéralisation du commerce, la flexibilisation du travail ou la création d’un « climat d’investissement favorable aux entreprises » (une autre façon de dire qu’on allège les impôts et les contraintes réglementaires qui pèsent sur les grandes entreprises), ont été faits au nom de la croissance du PIB, bien que ces mesures soient source d’exclusion sociale et mettent à rude épreuve la résilience des communautés. La poursuite sans fin de la croissance est à ce point devenue un impératif pour les États10 qu’elle limite les horizons politiques et des voies de développement plus prometteuses, qui pourraient contribuer au bien-être humain et à la réalisation des droits humains, ne sont pas suffisamment explorées.
5. Cette tendance doit − et peut − être inversée. Si, dans le cadre des objectifs de développement durable, l’objectif 8 mentionne « une croissance économique soutenue, partagée et durable » et fixe l’objectif d’un taux de croissance annuelle de 7 % dans les pays les moins avancés (cible 8.1), la cible 17.19 invite à établir des indicateurs de progrès qui viendraient « compléter le produit intérieur brut ». Les dirigeants mondiaux qui se sont réunis au Sommet sur les objectifs de développement durable en septembre 2023 se sont entendus sur la nécessité d’« aller au-delà du PIB »11. La dynamique est engagée12. La recherche de formes de développement postcroissance a débuté13 , en partie parce que les économies avancées sont entrées dans une ère de stagnation séculaire14. Les négociations concernant les prochains objectifs de développement, qui débuteront avec le Sommet de l’avenir de septembre 2024, offrent une occasion unique d’accélérer cette dynamique. Avec le présent rapport, soumis en application de la résolution 53/10 du Conseil des droits de l’Homme, le Rapporteur spécial entend contribuer à cet objectif.
6. On justifie souvent le fait de mettre l’accent sur la croissance économique par la nécessité d’augmenter les recettes de l’État, afin que celui-ci puisse fournir des services publics et assurer une protection sociale. L’objectif escompté est aussi de créer des emplois, et donc de compenser les pertes d’emplois dues à l’évolution de la technologique, notamment l’intelligence artificielle. Sur ce dernier point, force est de constater que les résultats ont été décevants : alors que les économistes s’appuient depuis longtemps sur la loi d’Okun, selon laquelle la croissance économique est nécessaire pour fournir du travail à la main-d’œuvre excédentaire mise au chômage par les gains de productivité15, la croissance du PIB est nettement décorrélée du taux d’emploi depuis quelques années et le coefficient de corrélation atteint seulement 0,34 depuis 2012 pour les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE)16. Alors qu’elle faisait figure d’exception auparavant, la croissance non créatrice d’emplois est désormais la norme17. Dans les pays riches, du moins, la croissance n’est plus bénéfique. Elle a contribué à moderniser la pauvreté sans l’éliminer. Et elle est devenue antiéconomique, en ce qu’elle compromet les bases de l’économie productive elle-même.
7. On entend souvent par pauvreté le fait de ne pas avoir de revenus suffisants pour bénéficier d’un niveau de vie décent, en raison de l’absence d’accès à un travail décent ou de lacunes dans le système de protection sociale. C’est cette définition qui est utilisée lorsqu’il s’agit de suivre les progrès en matière d’élimination de la pauvreté, qui est la cible 1.1 des objectifs de développement durable. Aujourd’hui, 670 millions de personnes (8,4 % de la population mondiale) vivent sous le seuil de pauvreté international, fixé à 2,15 dollars des États-Unis par jour en parité de pouvoir d’achat de 2017, et si l’on estime que ce nombre tombera à 575 millions d’ici à 2030, cela reste loin de l’objectif fixé par la cible de l’ODD1.
8. Cette approche de la pauvreté centrée sur l’argent, qui a été adoptée pour suivre les progrès accomplis dans le cadre de la cible 1.1 des ODD, n’est pas vraiment utile pour rendre compte du vécu des personnes pauvres. Les approches multidimensionnelles de la pauvreté, telles que celle adoptée aux fins du calcul de l’indice de pauvreté multidimensionnelle créé par le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) et l’Université d’Oxford, visent à rendre compte non seulement des privations de consommation et de revenus, mais aussi des privations d’accès à un certain niveau d’instruction, d’éducation, d’eau potable, d’assainissement et d’électricité.
9. De telles approches reflètent bien mieux les effets de privations multiples sur la capacité des personnes de mener des vies décentes, même si elles demeurent elles aussi insuffisantes. Elles ne rendent pas compte de la réalité de l’exclusion sociale, qui peut résulter de l’incapacité des foyers concernés de répondre aux attentes de la société, notamment lorsqu’il s’agit d’organiser des funérailles décentes pour les parents ou des mariages décents pour les enfants, de payer des activités périscolaires pour un enfant ou de posséder un smartphone. Ces attentes sociales évoluent à mesure que les richesses globales augmentent. Par conséquent, la croissance économique (définie comme une augmentation du PIB), si elle s’accompagne d’un accroissement des inégalités de revenus, peut en fin de compte se révéler contre-productive : en relevant la barre au sein d’une société donnée, elle peut en réalité aggraver l’exclusion sociale et le sentiment de honte et d’inutilité qu’éprouvent les personnes pauvres. En outre, si l’augmentation des richesses globales aboutit à une marchandisation accrue de certains services dans des domaines tels que la santé, l’éducation ou les transports, les effets de la pauvreté de revenu se feront d’autant plus gravement ressentir qu’on partira du principe que la majorité de la population aura désormais les moyens de s’offrir ces services. C’est ainsi que la croissance économique peut s’accompagner d’une modernisation de la pauvreté : même si la privation matérielle extrême diminue, le nombre de personnes exclues socialement peut augmenter1
10. L’économie dite productive, c’est-à-dire l’activité mesurée par le PIB, dépend des écosystèmes qui fournissent les ressources nécessaires à l’activité économique et absorbent les déchets et la pollution que celle-ci génère. L’économie productive dépend aussi de l’économie dite reproductive, qui est générée au sein des foyers et des communautés et n’est pas rémunérée et dont les principaux acteurs sont les femmes. Elle s’appuie enfin sur les communs (« commons »), dont de nombreuses personnes pauvres dépendent pour la satisfaction de leurs besoins fondamentaux. Un processus de croissance économique qui érode ces fondements sans tenir compte de cette triple articulation ne peut permettre d’éliminer la pauvreté.
1. Dépassement des limites planétaires
11. La croissance économique oblige à porter la consommation de ressources énergétiques et matérielles à des niveaux qui ne sont plus viables. En raison des modes de consommation non durables adoptés par certains groupes de la population, principalement dans les pays riches, la planète se trouve désormais bien au-delà l’espace de fonctionnement sûr. Six des neuf limites planétaires établies, au-delà desquelles les équilibres terrestres pourraient être déstabilisés et les conditions de vie devenir défavorables à l’humanité et au développement de la société, ont déjà été franchies20. Les émissions de gaz à effet de serre, qui causent de dangereux dérèglements climatiques et des événements météorologiques extrêmes, comptent peut-être parmi les menaces environnementales qui pèsent sur les écosystèmes les plus médiatisées, mais elles ne sont pas les seules. Le Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) a récemment signalé que la quantité de ressources extraites avait triplé depuis la moitié des années 1970 et, selon ses estimations, cette quantité devrait encore augmenter de 60 % d’ici à 2060 21 . Dans son Rapport de l’évaluation mondiale de la biodiversité et des services écosystémiques publié en 2019, la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques estimait que, en raison de l’activité humaine, 75 % des surfaces terrestres de la planète avaient été profondément altérées, que 66 % des espaces océaniques subissaient de plus en plus les effets cumulés de cette activité, que plus de 85 % des zones humides avaient été perdues et qu’environ 1 million d’espèces seraient menacées d’extinction dans les décennies à venir si l’on ne faisait rien pour réduire l’intensité des facteurs de perte de biodiversité. La croissance économique est l’un des principaux moteurs de ces évolutions : « Les mesures d’incitation économique favorisent généralement une expansion de l’activité économique au détriment de la conservation et de la restauration, causant souvent des dommages à l’environnement22. ».
12. On a fondé beaucoup d’espoir en la « croissance verte », qui désigne un découplage entre la croissance et les pressions exercées sur l’environnement, grâce à l’adoption de technologies plus propres et à des moyens de production plus efficients, qui se caractérisent par une utilisation réduite des ressources et une diminution des déchets et de la pollution. Toutefois, les limites de cette approche apparaissent de plus en plus clairement. En 2019, un examen systémique a montré qu’il n’existait pas de preuve empirique attestant de l’existence d’un découplage absolu, global, permanent et suffisamment vaste et rapide entre les pressions exercées sur l’environnement (à la fois en matière de ressources et d’effets) et la croissance économique23.
13. Lorsqu’il s’opère dans le domaine restreint des émissions de gaz à effet de serre (qui n’est qu’une des neuf limites planétaires envisagées), le découplage absolu ne se produit même pas assez rapidement. Dans une analyse de la performance des 36 pays de l’OCDE pour la période 2013-2019, les auteurs ont conclu que, bien que 11 des pays soient parvenus à atteindre un découplage absolu entre la hausse du PIB et les émissions de gaz à effet de serre au cours de la période, la vitesse de ce découplage était loin d’atteindre les taux requis pour que ces pays puissent continuer de respecter les budgets carbone mondiaux prévus par l’Accord de Paris de 2015, en tenant compte du principe d’équité. Au vu des résultats obtenus au cours de la période considérée en matière de découplage, ces 11 pays auraient besoin, pour réduire de 95 % leurs émissions respectives par rapport aux chiffres de 2022, de pas moins de deux cent vingt-trois ans en moyenne, au terme desquels ils auraient consommé en moyenne 27 fois ce qu’il reste de leurs « parts équitables » respectives du budget carbone mondial pour la période post-2022 (dans l’hypothèse où le réchauffement climatique doit être maintenu en deçà de 1,5 °C)24.
14. Les données ci-dessus confirment les conclusions auxquelles est parvenu le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat dans son sixième rapport d’évaluation soumis en 2022. Le Groupe d’experts a fait observer que, bien que 23 pays (représentant 20 % d’un échantillon total de 116 pays) aient atteint un découplage entre les émissions liées à la consommation et le PIB au cours de la période 2015-2018 (grâce à une délocalisation de leur production à forte intensité de carbone conjuguée à une plus grande efficacité de la production et à un meilleur mix énergétique), ce découplage avait souvent été bref et avait été observé, la plupart du temps, dans des pays (situés principalement dans l’Union européenne et en Amérique du Nord) où le PIB par habitant et les émissions de CO2 par habitant étaient élevés. Soixante-sept autres pays (58 % de l’échantillon), dont la Chine et l’Inde, étaient parvenus à un découplage relatif entre le PIB et les émissions liées à la consommation entre 2015 et 2018, leurs émissions ayant augmenté plus lentement que leur PIB. Dix-neuf autres pays (16 % de l’échantillon), dont l’Afrique du Sud et le Népal, n’avaient enregistré aucun découplage entre le PIB et les émissions liées à la consommation entre 2015 et 2018. Dans ces pays, une nouvelle hausse du PIB entraînerait probablement une augmentation des émissions si la tendance historique se poursuivait sans amélioration nette de l’efficacité de la production et de l’utilisation de l’énergie. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat a signalé que, « bien que le découplage absolu ait permis de réduire les émissions annuelles [dans un cinquième des 116 pays de l’échantillon], les émissions restantes contribuent toujours à accroître la concentration en carbone atmosphérique. Le découplage absolu n’est pas suffisant pour éviter de consommer la part restante du budget d’émissions de CO2, qui a été fixé afin de maintenir le réchauffement climatique sous la limite de 1,5 °C ou de 2 °C, ni pour éviter la crise climatique25. ».
15. Par conséquent, bien qu’il y ait une décarbonisation partielle de l’économie, cette décarbonisation se limite principalement aux pays à revenu élevé qui affichent des niveaux importants d’émissions de gaz à effet de serre par habitant et elle n’est clairement pas assez rapide. De même, le découplage absolu n’existe pas vis-à-vis d’autres pressions exercées sur l’environnement, telles que la perte de biodiversité et l’utilisation des ressources. La croissance verte ne se produit pas. Il faudrait certes accélérer l’adoption de technologies vertes et de modèles d’économie circulaire, mais ces solutions ne parviendront pas, à elles seules, à résoudre les problèmes à l’échelle et à la vitesse requises.
2. Sous-valorisation de tâches utiles à la société
16. À force de privilégier l’accroissement du PIB, on en oublie l’importance des soins et des travaux domestiques et le fait qu’il faut les valoriser davantage. Environ l’équivalent de 16,4 milliards d’heures de travail est consacré chaque jour à la prise en charge directe de jeunes enfants ou de parents âgés et aux activités apportant une aide indirecte, telles que la cuisine, le ménage ou la collecte d’eau ou de bois de chauffage. Cela correspond à 2 milliards de personnes qui travaillent huit heures par jour sans rémunération. Si cette contribution devait être rémunérée sur la base du salaire horaire minimum, cela représenterait 9 % du PIB mondial. Plus des trois quarts de ce travail (76,4 %) sont fournis par des femmes, qui consacrent 3,2 fois plus de temps que les hommes à des tâches domestiques non rémunérées26.
17. Les travaux domestiques sont un élément vital de l’économie : sans eux, le travail productif serait impossible. Pourtant, parce qu’ils ne font pas l’objet d’une rémunération, les travaux domestiques ne sont généralement pas pris en compte ni soutenus par des investissements sociaux. Les choses évoluent toutefois peu à peu. Depuis 2013, les enquêtes sur la population active tiennent systématiquement compte des soins et des travaux domestiques non rémunérés dans les statistiques et les présentent sous la catégorie « prestation de services pour compte propre » ; les objectifs de développement durable comprennent une cible (la cible 5.4 sur l’égalité des sexes) visant à prendre en compte et à valoriser les soins et travaux domestiques non rémunérés.
18. La prise en compte des soins et des travaux domestiques non rémunérés est un premier pas, l’objectif étant de faire en sorte que ceux-ci soient intégrés dans les analyses économiques et les politiques publiques ; que l’éducation et l’instruction des enfants ou le fait de s’occuper d’un proche dépendant soient considérés comme une expérience professionnelle qui a une valeur aux yeux des employeurs potentiels ; que des congés parentaux ou des congés d’aidants soient accordés ; que des points de retraite soient accordés pour l’assistance fournie à autrui, comme l’exige le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels27. En outre, les gouvernements devraient faire en sorte de réduire l’ampleur et le poids des soins et travaux domestiques, ce qui suppose de garantir l’accès universel à une eau sans risque sanitaire, à l’assainissement et aux systèmes d’énergie domestique et la fourniture de soins de qualité à des prix abordables, ainsi que l’adoption de politiques qui soutiennent les mères et les pères dans leurs rôles parentaux et les autres aidants. Enfin, il faudrait revoir la répartition des responsabilités en matière de soins et de travaux domestiques, l’objectif étant de progresser vers l’égalité des sexes et d’améliorer l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée pour tous. Cela étant, aucun de ces objectifs ne pourra être atteint sans une amélioration de la situation en ce qui concerne la représentation : les aidants et les organisations qui défendent les droits des femmes, en particulier, devraient être intégrés à la prise de décisions sur le lieu de travail, dans la collectivité et dans la sphère politique, pour que les « aidants rémunérés et non rémunérés puissent donner leur avis concernant l’instauration d’une prise en charge de qualité et de conditions de travail décentes28 ».
19. Outre les soins et les travaux domestiques, le croissancisme mène aussi à sous-valoriser d’autres activités qui apportent une contribution positive à la société, tandis que le travail qui « apporte de la valeur » est survalorisé : comme le soulignent, par exemple, les spécialistes de l’« économie fondamentale »29, ce sont les emplois les plus rentables, mais pas les plus utiles, qui sont les mieux payés et qui offrent les meilleures conditions de travail, notamment la sécurité de l’emploi30.
3. Érosion des communs
20. De nombreuses communautés dépendent des communs, c’est-à-dire des ressources et institutions gérées collectivement, pour accéder à l’eau, aux pâturages, à la nourriture ou aux services, tels que les soins de santé et l’éducation. Les normes relatives aux droits de l’Homme évoluent peu à peu car l’on prend conscience qu’il faut protéger les communs, à la fois contre les forces du marché et la privatisation, et contre une appropriation par l’État. Des instruments récents font expressément référence à des régimes de propriété des communs fondés sur des formes coutumières de régime foncier et prévoient une protection de ces biens contre l’appropriation. Dans les Directives volontaires pour une gouvernance responsable des régimes fonciers applicables aux terres, aux pêches et aux forêts dans le contexte de la sécurité alimentaire nationale, adoptées en 2012 par le Comité de la sécurité alimentaire mondiale de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), il est dit que « les États devraient faire en sorte que les cadres de gouvernance des régimes fonciers reconnaissent et respectent [...] les droits fonciers légitimes, y compris les droits fonciers coutumiers légitimes qui ne sont pas actuellement protégés par la loi » (directive 5.3) et que, lorsqu’il y a « des terres, pêches et forêts publiques [qui] sont utilisées et gérées de façon collective (connues sous l’appellation de communs dans certains contextes nationaux), les États devraient [...] reconnaître et protéger ces terres, pêches et forêts publiques et les systèmes d’utilisation et de gestion collectives qui y sont associés, notamment lors d’attributions » (directive 8.3)
21. On retrouve des dispositions analogues dans les Directives volontaires visant à assurer la durabilité de la pêche artisanale dans le contexte de la sécurité alimentaire et de l’éradication de la pauvreté, que le Comité des pêches de la FAO a adoptées en 2014 à l’issue d’un processus participatif de trois ans, et dans la Déclaration des Nations Unies sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales, adoptée le 17 décembre 2018 par l’Assemblée générale31.
22. Outre l’interdiction faite aux États de priver les populations de l’accès aux ressources dont elles dépendent, le droit des droits de l’Homme prévoit l’obligation de ne pas gêner la production et l’attribution des ressources gérées en commun (la gestion collective des ressources partagées), dans le cadre de l’obligation plus large de ne pas entraver la jouissance des droits. Lorsque les biens et les services associés à ces droits sont fournis par la population elle-même, ou lorsque la jouissance de ces droits dépend de l’accès existant à certaines ressources, notamment à des terres et à des ressources en eau, cette obligation consiste à respecter les dispositifs institutionnels relatifs aux communs. Cette obligation a été initialement affirmée en rapport avec les terres ou les ressources naturelles, mais elle ne s’applique pas uniquement à celles-ci. Dans son observation générale no 4 (1991) sur le droit à un logement suffisant, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels indique que l’accès durable aux ressources naturelles et communes fait partie des éléments qui constituent un logement convenable (par. 8 (al. b)). Les coopératives de logement dirigées par des acteurs locaux, comme le programme Baan Mankong lancé en Thaïlande en 201632 ou le réseau MOBA Housing SCE(société coopérative européenne) en Europe centrale et en Europe du Sud-Est33, montrent à quel point des initiatives locales peuvent contribuer à garantir l’accès au logement34. Dans son observation générale no 19 (2007) sur le droit à la sécurité sociale, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels prévoit, dans le cadre de l’obligation faite à l’État de respecter le droit à la sécurité sociale, une obligation de s’abstenir de « s’immiscer arbitrairement ou déraisonnablement dans des dispositifs personnels, coutumiers ou traditionnels de sécurité sociale » ou « dans les activités d’institutions mises en place par des particuliers ou des entreprises pour fournir des prestations de sécurité sociale » (par. 44).
23. Dans certains cas, les communautés locales gèrent les ressources communes plus durablement et plus efficacement que si la gestion en était confiée à des propriétaires individuels à la suite d’une privatisation ou si elle était assurée par l’État35. Ces communautés sont les mieux placées pour définir le système de gouvernance le mieux adapté aux conditions locales. Les règles qu’elles fixent sont perçues comme parfaitement légitimes par leurs membres, qui sont d’autant plus enclins à faire appliquer le régime de gouvernance qu’ils participent eux-mêmes à sa définition. Enfin, comme les règles répondent à une volonté d’améliorer la situation de la communauté dans son ensemble plutôt que celle de certains de ses membres en particulier, il est possible de les concevoir selon une approche visant à minimiser les externalités négatives et à préserver la viabilité à long terme des ressources et donc à améliorer la durabilité36. La fourniture de services fondée sur une mise en commun des biens présente donc plusieurs avantages, notamment l’autonomisation de communautés locales appelées à inventer leurs propres solutions, l’accès inclusif et l’amélioration de la responsabilisation. Cela étant, la poursuite de la croissance a souvent favorisé les privatisations, qui ont contribué à une érosion des communs au nom de la création de nouveaux marchés et de la maximisation des profits tirés de l’exploitation des ressources37.
24. Orienter l’économie vers des scénarios postcroissance ne signifie pas imposer l’austérité ; il ne s’agit pas non plus de prôner la récession, même si les récessions se caractérisent par des taux de croissance négatifs. Il s’agit plutôt de planifier de manière démocratique une transition vers une économie qui réduira l’addiction à la croissance, selon une approche contribuant à la réalisation des droits économiques, sociaux et culturels et à la réduction des inégalités. Tant que la croissance économique sera assimilée au progrès et à l’amélioration du bien-être, ceux qui tentent de détourner la société de la poursuite de la croissance continueront de rencontrer des résistances38. Si l’on veut voir l’avènement d’une approche postcroissance du développement, il faut renforcer la démocratie : les formes participatives de démocratie, en particulier, peuvent contribuer à remettre en question certaines idées reçues sur la corrélation entre la croissance et le bien-être ou le bonheur39.
25. Il ne faut pas confondre la garantie d’un bien-être fondé sur la réalisation des droits humains avec la satisfaction d’un insatiable désir d’en avoir toujours plus, désir créé de toutes pièces par les stratégies marketing des entreprises et alimenté par une compétition pour le statut social et la recherche de « biens positionnels »40. Il convient plutôt de remplacer les attentes irréalistes ancrées dans la souveraineté du consommateur par une norme du suffisant fondée sur les droits humains41. La pleine réalisation des droits humains exige non pas une quête sans fin de la satisfaction de désirs illimités, mais la garantie d’un ensemble de droits permettant à chacun de s’épanouir dans un monde aux ressources limitées. Le Comité des droits de l’enfant souligne que les droits à un logement convenable, à l’alimentation, à l’eau et à l’assainissement doivent être réalisés de manière durable, y compris en ce qui concerne la consommation matérielle, l’utilisation des ressources et de l’énergie et l’appropriation de l’espace et de la nature42.
26. Le débat démocratique devrait permettre de garantir que les ressources disponibles sont allouées en priorité à la fourniture de niveaux suffisants de services publics (dans des domaines tels que la santé, l’éducation, les transports publics, l’énergie et le logement) et à la protection sociale, plutôt qu’à la satisfaction des demandes exprimées par les groupes ayant le pouvoir d’achat le plus élevé43. En ce sens, un avenir postcroissance est un avenir centré sur la pleine réalisation des droits humains, ce qui est à l’opposé même de l’idée selon laquelle il faudrait réduire les dépenses publiques.
A. Valoriser ce qui compte
27. D’importants progrès ont été réalisés ces dernières années s’agissant de concevoir et d’utiliser des indicateurs de progrès social à la place du PIB.
44 . Si plusieurs pays ont simplement adopté des indices de bien-être sous diverses formes, d’autres sont allés jusqu’à utiliser ces indicateurs pour orienter leurs stratégies. En 2008, le Bhoutan a instauré l’indice du bonheur national brut, qui sert à mesurer les progrès accomplis dans 9 domaines à partir de 33 indicateurs, notamment le bien-être psychologique, la santé, l’éducation et l’environnement ; la Constitution bhoutanaise oblige le Gouvernement à tenir compte du bonheur national brut dans le cadre de l’élaboration de ses politiques45. Les Constitutions équatorienne et bolivienne font du bien-vivre un cadre d’orientation en matière de développement46. Au sein du Gouvernement écossais, l’équipe chargée de la performance nationale évalue les progrès accomplis dans la réalisation des objectifs nationaux (fixés par le Cadre national de performance établi en 2007), en s’appuyant sur des enquêtes menées auprès des ménages. Au pays de Galles, l’application de la loi de 2015 sur le bien-être des générations futures est évaluée par le Commissaire pour les générations futures pour le pays de Galles. En 2019, la Nouvelle-Zélande est devenue l’un des premiers pays à prévoir un budget consacré au bien-être, qui permet de placer les questions de bien-être et d’environnement au cœur du processus d’élaboration du budget mené par le Gouvernement et de ne pas se focaliser uniquement sur le PIB ; le tableau de bord du cadre d’évaluation des niveaux de vie permet de voir au-delà des seules implications fiscales et économiques des choix politiques.
28. En 2020, le Groupe consultatif du Secrétaire général de l’OCDE travaillant à l’élaboration d’un nouveau discours sur la croissance a recommandé aux décideurs politiques de tenir compte de quatre objectifs clés dans les nouveaux cadres de théorie, d’analyse et de stratégie économiques : la durabilité environnementale, l’amélioration du bien-être, le recul des inégalités et la résilience systémique47. Bien que conscient que « le revenu importe, surtout pour les personnes ayant de faibles revenus », le Groupe consultatif a insisté sur le fait que la « multiplicité d’autres facteurs » contribuant à une « vie satisfaisante et épanouissante » ne s’améliore pas automatiquement du simple fait que le PIB augmente. En effet, il a souligné qu’une hausse du PIB « peut même, selon la manière dont elle s’effectue, [...] dégrader [les éléments que cette hausse était censée améliorer], surtout pour les personnes vivant avec un revenu plus faible et dont l’emploi est plus précaire, et lorsque la priorité donnée à la consommation privée et non aux biens publics48 ».
29. L’ONU a aussi joué un rôle dans cette évolution. Depuis 1990, le PNUD calcule l’indice de développement humain, une mesure globale des progrès réalisés dans différents pays, qui tient compte de trois dimensions du développement humain : la possibilité d’avoir une vie longue et en bonne santé, le niveau d’instruction et la capacité d’avoir un niveau de vie décent49. La cible 17.19 des objectifs de développement durable fait suite à l’adoption, le 19 juillet 2011, de la résolution 65/309 de l’Assemblée générale, par laquelle celle-ci a reconnu que, de par sa nature même, le produit intérieur brut n’était pas un indicateur conçu pour mesurer le bonheur et le bien-être de la population d’un pays et n’en donnait pas une image exacte, que des modes de production et de consommation non viables pouvaient faire obstacle au développement durable et qu’il fallait envisager d’adopter la croissance économique dans une optique plus large, plus équitable et plus équilibrée qui favorise le développement durable, l’élimination de la pauvreté, ainsi que le bonheur et le bien-être de tous les peuples. En outre, l’Assemblée générale invitait les États Membres à élaborer de nouvelles mesures qui tiennent mieux compte de l’importance de la recherche du bonheur et du bien-être pour le développement afin d’orienter leurs politiques nationales. Ainsi, les objectifs de développement durable fournissent une solution de remplacement au PIB en tant qu’outil d’orientation de l’action publique.
30. S’appuyant sur le rapport intitulé « Notre programme commun », le Secrétaire général a reconnu, dans sa note d’orientation no 4, que le PIB ne prenait pas en compte le bien-être humain et a défini différents moyens d’aller au-delà du produit intérieur brut pour atteindre les objectifs de développement durable50. Faisant observer que le bien-être, l’égalité et la durabilité environnementale étaient des phénomènes complexes et multidimensionnels qui ne pouvaient être pris en compte par un seul indicateur synthétique tel que le PIB51, le Secrétaire général a remis en question la pertinence d’un indicateur composite unique portant sur tout, estimant qu’un tel indicateur serait trop synthétique et trop peu révélateur pour être à même d’éclairer correctement les politiques publiques52. Il a proposé de créer plutôt un cadre conceptuel qui permette de valoriser ce qui compte, s’articule autour de la réalisation de trois objectifs (« bien-être et moyens d’action », « respect de la vie et de la planète » et « moins d’inégalités et plus de solidarité ») et repose sur trois éléments (une gouvernance participative et des institutions efficaces, des économies innovantes et éthiques et le passage de la vulnérabilité à la résilience)53 . Dans la note d’orientation, le Secrétaire général a également proposé de créer un groupe d’experts indépendants de haut niveau chargé de produire un tableau de bord initial qui comporterait des indicateurs potentiels.
31. En général, les tentatives visant à trouver des indicateurs de bien-être présentent trois lacunes. Premièrement, elles sont souvent perçues comme arbitraires plutôt que comme consensuelles et objectives : la liste des composantes du bien-être et l’importance qui leur est accordée peuvent toutes deux être contestées. Deuxièmement, elles ne tiennent pas compte de l’obligation de rendre des comptes : à de rares exceptions près, les gouvernements peuvent systématiquement ignorer les signaux d’alerte envoyés par les indicateurs de bien-être. Pour ces deux raisons, il serait hautement souhaitable de fonder les indicateurs de bien-être sur les droits humains et de permettre aux mécanismes chargés des droits de l’homme de garantir leur conformité. Troisièmement, si ces indicateurs offrent aux sociétés la possibilité de comprendre la direction qu’elles prennent, ils ne leur permettent pas de trouver des solutions. Ils peuvent permettre aux populations de savoir qu’elles doivent changer de cap, mais ne leur disent pas comment. Dans la suite du présent rapport, le Rapporteur spécial propose des possibilités d’action.
B. Lutter contre les inégalités
32. La lutte contre les inégalités de revenus et de richesses − les « inégalités verticales », par opposition aux « inégalités horizontales » entre les groupes qui intéressent traditionnellement de plus près le droit des droits de l’Homme − devrait être au cœur de toute recherche d’approches de l’élimination de la pauvreté fondées sur la post-croissance.
33. Premièrement, les inégalités (tant à l’intérieur des pays qu’entre eux) permettent aux plus riches de s’approprier des ressources qui ne sont alors plus disponibles pour répondre aux besoins fondamentaux des personnes pauvres. Plus le système de production est guidé par la demande et plus on laisse les écarts de revenus perdurer, plus les ressources seront détournées pour satisfaire les désirs des riches plutôt que les besoins des pauvres. Si elle tolère des niveaux élevés d’inégalité, l’économie permet donc moins de combler ces besoins.
34. Deuxièmement, l’accumulation de richesses au sein d’une petite élite a des répercussions importantes, notamment sur les émissions de gaz à effet de serre, en raison des choix d’investissement que font les groupes les plus riches. Les 1 % les plus riches de la population mondiale sont responsables de 23 % de l’augmentation totale des émissions depuis 1990 (alors que les 50 % les plus pauvres ne sont responsables que de 16 % de l’augmentation totale des émissions) ; la majeure partie des émissions des plus riches résulte de leurs investissements plutôt que de leur consommation54.
35. Troisièmement, la réduction des inégalités contribuerait à mettre un frein aux modes de vie les moins durables, que seuls les groupes les plus riches de la population, qui vivent pour la plupart dans des pays riches, peuvent se permettre. Globalement, les 10 % les plus riches de la planète (dont les deux tiers vivent dans des régions à revenu élevé) contribuent à environ 36 à 45 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, tandis que les émissions liées à la consommation du mode de vie des citoyens à revenu moyen et des plus pauvres dans les pays émergents sont entre 5 et 50 fois inférieures à celles de leurs homologues des pays à revenu élevé55. Ce n’est pas seulement la richesse des élites qui pose un problème, en raison des modes de consommation qu’elle autorise, mais l’inégalité elle-même, car elle favorise la concurrence de statut par la consommation matérielle. En effet, au-delà d’un certain niveau de richesse individuelle, nous voulons des biens matériels non pas pour le confort qu’ils procurent, mais pour le message que nous adressons à ceux qui nous entourent : les sociétés inégalitaires alimentent une course permanente au statut par la consommation56. En revanche, dans les sociétés plus égalitaires, ou dans les sociétés où le statut social peut se manifester par d’autres moyens que la consommation, la croissance nécessaire pour alimenter le cycle travail-dépense-consommation devient moins nécessaire57.
36. Quatrièmement, les inégalités de revenus et de richesses ont des conséquences politiques. La domination économique devient vite influence politique, car elle permet aux groupes les plus riches de la population et aux acteurs économiques les plus puissants d’opposer leur veto à tout changement susceptible de remettre en cause le statu quo dont ils bénéficient 58 . En outre, dans les sociétés plus inégalitaires, l’engagement civique est généralement plus faible, et les différences d’accès à l’information et au pouvoir découragent les personnes pauvres de se mobiliser − alors même qu’elles sont les plus touchées par l’inaction dans des domaines comme la pollution de l’air et de l’eau, contre laquelle elles ne peuvent pas se protéger59.
37. Les inégalités entraînent donc un cercle vicieux. Elles conduisent à une financiarisation de l’économie qui est une source majeure d’augmentation des émissions de gaz à effet de serre et elles incitent les riches à adopter des modes de consommation − maisons plus grandes, voitures plus puissantes, voyages exotiques − qui les placent en concurrence avec les communautés marginalisées et les ménages à faible revenu pour l’utilisation de ressources rares. Ces communautés et ménages sont exclus de la course et risquent en fin de compte de ne pas pouvoir satisfaire leurs besoins, même dans des situations où il y aurait suffisamment de ressources pour assurer un niveau de vie décent à tous. Les modes de vie des riches, axés sur la concurrence de statut et la consommation ostentatoire, alimentent le modèle de consommation de notre système économique mondial actuel, qui repose sur la production et l’achat croissants de biens de consommation pour soutenir la croissance économique. Ces modes de vie sont totalement incompatibles avec la nécessité de réduire les pressions exercées sur l’environnement. Pourtant, parce qu’ils contrôlent leurs actifs, les acteurs économiques puissants, qui tirent profit du statu quo, peuvent s’opposer à toute réforme importante qui pourrait menacer leur position dominante.
C. Passer d’une économie orientée par la recherche de profits à une économie orientée par les droits humains
38. Les réformes qui visent à réduire la dépendance de l’économie à l’égard du marché peuvent permettre aux sociétés de sortir du cercle vicieux dans lequel la surproduction, dictée par la nécessité de faire toujours plus de profits, ne peut être maintenue qu’en stimulant la surconsommation, ce qui enferme les gens dans un cycle emploi-consommation peu propice à une vie épanouie. Pour ce qui est de la consommation, l’accès aux biens et services nécessaires à la pleine jouissance des droits humains devrait être moins conditionné à la capacité de payer et donc à l’accès à des emplois rémunérateurs. En ce qui concerne la production, l’appareil productif devrait s’attacher davantage à répondre aux besoins fondamentaux et moins à satisfaire les désirs créés par les stratégies de marketing des entreprises et alimentés par l’anxiété liée au statut. Cinq priorités se dégagent.
39. L’économie sociale et solidaire comprend les entreprises qui reposent sur « la primauté de l’humain et de la finalité sociale sur le capital en ce qui concerne la répartition et l’utilisation des excédents et/ou des bénéfices, ainsi que des actifs »60. Ces entreprises produisent des biens et fournissent des services afin de remplir leur mission sociale, telle qu’elle est définie par leurs membres61 . Leur objectif n’est donc pas de rémunérer les investisseurs, mais de répondre aux besoins de la communauté62.
40. Les entreprises de l’économie sociale et solidaire ne peuvent pas redistribuer de dividendes aux actionnaires ou sont strictement limitées dans leur capacité de rémunérer les investisseurs. Elles développent un « capital patient », qui décourage les gains à court terme et ne permet pas l’accumulation de richesses ni la spéculation financière63. Tout excédent généré sera soit réinvesti dans l’entreprise, soit implicitement réaffecté, par exemple par l’intermédiaire de sa politique d’achat ou de vente. En outre, la gouvernance des entreprises de l’économie sociale est démocratique : plutôt que de lier les droits de vote au montant du capital investi, chaque actionnaire dispose généralement d’une voix, et la plupart des actionnaires ont un double rôle : investisseur-travailleur, investisseur-consommateur voire investisseur-fournisseur64. Le mode de prise de décision démocratique fait que les décisions stratégiques de l’entreprise ne serviront pas à maximiser le profit, mais à promouvoir les intérêts de ses membres et/ou l’intérêt général65.
41. Contrairement aux entreprises à but lucratif, pour lesquelles la croissance est impérative afin d’attirer les investisseurs, et dont les profits dépendent de pratiques commerciales extractives (puisqu’elles sont censées gagner plus qu’elles ne donnent), les entreprises de l’économie sociale et solidaire peuvent ainsi dissocier la viabilité économique de l’impératif de croissance.
2. Si la gouvernance démocratique est l’une des caractéristiques de l’économie sociale et solidaire, la démocratie sur le lieu de travail peut et devrait être encouragée dans toutes les entreprises, y compris dans celles à but lucratif 66 . On peut penser que les syndicats s’opposeront à une transition vers des méthodes de production et des modèles d’entreprise plus durables du point de vue environnemental, en particulier dans les industries très polluantes ou à forte intensité de ressources, mais les choses sont en train de changer67. L’intérêt des travailleurs et des travailleuses pour des conditions de travail saines et sûres converge souvent avec la recherche de méthodes de production moins néfastes pour l’environnement. Les travailleurs et les travailleuses, bien plus souvent que les actionnaires, font partie des groupes touchés par les déchets et la pollution résultant de certains procédés de production. Enfin, en faisant davantage participer les travailleurs et les travailleuses à l’élaboration des décisions stratégiques, y compris dans les chaînes d’approvisionnement mondiales, les entreprises seront moins incitées à externaliser les maillons les plus polluants des chaînes de production vers des pays qui n’ont pas adopté de réglementations environnementales ou qui, lorsqu’ils s’en sont dotés, ne les font pas respecter.
43. La démocratisation du travail peut être renforcée si l’on s’assure que les travailleurs et les travailleuses peuvent accéder à ce dont ils et elles ont besoin pour vivre par d’autres moyens que le travail. L’instauration d’une garantie d’emploi68 ou la fourniture de services de base universels affaiblirait la capacité des entreprises de recourir au « chantage à l’emploi » et aiderait les travailleurs et les travailleuses à s’assurer que l’augmentation des profits n’est pas prioritaire par rapport à la santé de chacun ou du groupe69
44. La réduction du temps de travail offre un potentiel important de réduction de la pression de l’activité économique sur les écosystèmes70. Une étude comparant 29 pays de l’OCDE à revenu élevé sur la période 1970-2007 a montré que la réduction du temps de travail permettait de réduire l’empreinte écologique (mesurée comme la surface bioproductive nécessaire pour répondre à la demande en matière d’alimentation, de logement, de transport, de biens de consommation et de services, en fournissant des ressources et en assimilant les déchets), l’empreinte carbone (émissions de carbone générées par la consommation des habitants d’un pays, y compris les émissions liées aux importations) et les émissions territoriales de carbone (produites à l’intérieur des frontières de la zone considérée)71. De même, une étude sur l’emploi du temps et les habitudes de consommation des ménages suédois a montré qu’une diminution du temps de travail de 1 % permet de réduire la consommation d’énergie et les émissions de gaz à effet de serre d’environ 0,7 % et 0,8 %, respectivement72. Aux États-Unis d’Amérique, on a constaté qu’il existait un lien étroit entre la longueur des heures de travail et les émissions de carbone : cette relation est attribuable à la fois à la contribution des heures de travail au PIB et aux modes de vie à plus forte intensité de carbone des travailleurs et des travailleuses qui disposent de peu de temps pour eux en raison de la longueur de leurs heures de travail73.
45. Deux mécanismes sont à l’œuvre. Premièrement, la réduction du temps de travail entraîne généralement une baisse des revenus, ce qui oblige les ménages à consommer moins. Deuxièmement, elle peut favoriser des modes de consommation moins énergivores mais plus chronophages (comme le fait de cuisiner des repas plutôt que d’acheter des plats préparés) et des activités d’autoproduction, réduisant ainsi la dépendance à l’égard du marché. Le premier mécanisme sera particulièrement important dans les situations où la réduction du temps de travail va de pair avec une réduction des salaires, ce qui ne devrait être encouragé que si le droit à un salaire décent et à une rémunération équitable est pleinement garanti74, et s’il est procédé à une augmentation des investissements publics pour la fourniture de services de base universels.
46. La lutte contre les inégalités est étroitement liée à la lutte contre le consumérisme, à savoir la stimulation de la consommation par le marketing et l’innovation permanente. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les stratégies de marketing visent non pas à répondre à la demande en recensant les besoins non satisfaits, mais plutôt à brouiller la distinction entre besoins et désirs et à créer de nouveaux objets de désir75. Cette situation, conjuguée à l’accélération du rythme de l’innovation, qui entraîne l’obsolescence rapide des biens de consommation privée, favorise la croissance effrénée du commerce. Elle aggrave également l’exclusion des personnes à faible revenu, qui ne sont pas en mesure de suivre l’évolution des attentes sociales qui en découlent 76 . L’interdiction de la publicité, l’interdiction de l’obsolescence programmée et l’instauration d’un droit à la réparation peuvent contribuer à la recherche d’une stratégie postcroissance.
47. En plus d’augmenter les revenus en garantissant le droit à un salaire décent et à une rémunération équitable77 et en renforçant la protection sociale, les gouvernements devraient investir dans la fourniture de services de base universels, en assurant l’accès de tous aux services qui garantissent la réalisation des droits humains78 : logement décent, soins de santé, alimentation nutritive dans les cantines scolaires, eau et énergie, transport et accès au numérique79 . Ils pourraient s’inspirer de nombreux exemples bien connus : du National Health Service au Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord aux 420 000 logements sociaux à Vienne, et de la fourniture de services de garde d’enfants en Suède à l’instauration de la gratuité des transports publics au Luxembourg en 2020.
48. S’ils sont financés par des régimes fiscaux fortement redistributifs, les services de base universels peuvent contribuer à réduire les inégalités. Plus les services de base universels répondent aux besoins fondamentaux, moins les écarts de revenus seront importants et moins les ménages à faible revenu seront pénalisés. La fourniture universelle de services de base permet également d’éviter les risques associés au ciblage dans le cadre de l’attribution de services sous condition de ressources, qui aboutit régulièrement à une sous-inclusion dans les registres et à des taux élevés de non-recours aux prestations80 . Elle peut également contribuer à la stabilité politique, car les contribuables et les électeurs peuvent être plus favorables à des engagements budgétaires qui bénéficieront non seulement aux personnes à faible revenu, mais aussi à l’ensemble de la population 81 . Grâce aux marchés publics socioécologiques et à l’écoconception, des services de base universels peuvent également être fournis par des moyens qui réduisent les pressions sur l’environnement : les logements sociaux, par exemple, peuvent être bien isolés ; l’énergie propre peut être privilégiée ; les cantines scolaires peuvent donner la priorité à l’approvisionnement local auprès de petits exploitants agricoles qui s’appuient sur une production agroécologique ; et l’investissement dans les transports publics peut réduire le nombre de voitures sur les routes.
49. Des obstacles importants doivent encore être surmontés si l’on veut orienter l’économie vers la réalisation des droits humains plutôt que vers l’augmentation de la production évaluée en termes monétaires. Les obstacles culturels sont réels : beaucoup croient encore que la croissance économique est synonyme de progrès humain. Il ne faut pas non plus sous-estimer les questions d’économie politique : les acteurs qui tirent profit du statu quo chercheront à s’opposer au changement82. Outre la recherche du soutien nécessaire, les décideurs politiques doivent relever deux grands défis, qui sont examinés ci-dessous.
50. Beaucoup pensent que le PIB doit augmenter si l’État veut parvenir à financer les services qu’il fournit à la population et procéder aux investissements nécessaires à la transition verte − dans des énergies renouvelables ou des infrastructures de transport public, par exemple. En effet, les États-providence qui sont apparus dans les pays avancés au début du XXe siècle étaient principalement financés par les cotisations des travailleurs et des travailleuses et des employeurs et par l’impôt sur le revenu. L’augmentation constante de l’activité économique, stimulée par la demande des consommateurs (elle-même soutenue, selon les approches keynésiennes, par des régimes d’aide au revenu), a ainsi permis aux gouvernements de fournir tout un éventail de services à la population (dans des domaines comme la santé, l’éducation, les transports publics et le logement) et de renforcer la protection sociale (par des régimes contributifs et des formes non contributives d’aide sociale). À l’avenir, les besoins vont encore augmenter, notamment en matière de soins de santé et de pensions, car les pays font face au vieillissement de la population (conséquence de l’allongement de l’espérance de vie et de la baisse des taux de fécondité) et à l’évolution démographique (augmentation du nombre de divorces et de ménages monoparentaux) : dans les pays de l’OCDE, la part des personnes âgées de 65 ans et plus par rapport à la part des personnes en âge de travailler a doublé entre 1950 et 2015, et pourrait doubler à nouveau d’ici à 207583. En outre, il faudra réaliser d’importants investissements si l’on veut rendre l’économie plus verte et, plus largement, atteindre les objectifs de développement durable84.
51. L’enjeu aujourd’hui est de financer les politiques publiques sans avoir à augmenter davantage le flux total de l’activité économique (tel que mesuré par l’indicateur du PIB)85. Si les États souverains sur le plan monétaire (à savoir ceux qui émettent leur propre monnaie, que les fournisseurs de biens et de services acceptent comme moyen de paiement) peuvent se permettre des niveaux élevés de dette publique86, des contraintes importantes existent néanmoins. Une demande excessive (y compris pour la fourniture de services publics) peut entraîner de l’inflation si l’économie réelle n’est pas en mesure de faire face, ce qui risque fort de se produire quand certaines formes de production seront découragées ou éliminées progressivement (telles que la production basée sur les combustibles fossiles). En outre, le financement monétaire serait contre-productif si l’augmentation de la demande résultant des dépenses publiques devait stimuler une expansion de l’activité économique, augmentant ainsi encore les pressions sur l’environnement. C’est pourquoi le recours aux dépenses publiques devrait être uniquement axé sur une production socialement et écologiquement durable : il devrait soutenir la production de biens et de services qui permettent aux ménages à faible revenu d’exercer tous leurs droits humains et d’avoir un niveau de vie satisfaisant, et il devrait aller de pair avec une réduction globale de la demande de biens et de services superflus, en particulier ceux dont la production est la plus gourmande en ressources et en énergie87.
52. De nombreux États ne sont cependant pas souverains sur le plan monétaire, soit parce qu’ils n’émettent pas leur propre monnaie (comme les États membres de la zone CFA, par exemple, ou de la zone euro), soit parce qu’ils dépendent de leurs exportations pour payer l’importation de technologies ou de biens d’équipement ou pour servir une dette extérieure, lorsque les remboursements sont libellés en devises étrangères. Ces États devraient eux aussi chercher à financer les services qu’ils fournissent à la population tout en réduisant leur dépendance à l’égard de la croissance du PIB88.
53. Différentes pistes peuvent être explorées à cette fin. Les État pourraient réorienter leurs efforts vers des approches préventives axées sur le bien-être : la lutte contre la pollution de l’air, l’amélioration des conditions de logement, la nutrition ou l’accès à des espaces verts et à l’activité physique peuvent réduire les risques pour la santé, par exemple89 ; et les investissements dans les transports publics permettent de faire baisser le nombre d’accidents de la route. Des progrès pourraient également être accomplis si l’on donnait davantage les moyens aux communautés de prêter un soutien, par exemple en permettant à un plus grand nombre de personnes âgées de rester chez elles90. Certains considèrent que les innovations qui sont apparues à la suite de la pandémie de COVID-19, telles que la livraison de nourriture et de médicaments ou les appels téléphoniques passés aux personnes isolées, sont exactement le type d’initiatives qui contribuent à la prévention et au bien-être relationnel à de multiples niveaux et qui peuvent convenir à une société postcroissance91. Les dépenses publiques inutiles, voire dommageables, pourraient être réduites : les subventions aux combustibles fossiles représentaient 6,8 % du PIB mondial (soit 5 200 milliards de dollars) en 2020, 90 % de ce montant étant constitué de subventions implicites résultant de la non-internalisation des externalités négatives de l’utilisation d’énergie fossile (pollution atmosphérique, contributions au réchauffement climatique, problèmes de circulation et accidents de la route)92.
54. Si l’effort global demandé aux États n’est donc pas insurmontable, des financements supplémentaires importants seront nécessaires. L’enjeu est de financer les investissements dans la transition verte et dans les services publics et la protection sociale sans compter sur la croissance, et dans un environnement macroéconomique qui cessera progressivement de mettre l’accent sur l’augmentation de la valeur de la production totale. Pour résoudre cette équation, les États devraient se tourner vers d’autres sources de recettes publiques que les impôts sur le revenu des travailleurs ou les cotisations sociales des travailleurs et des nemployeurs93. Plusieurs possibilités s’offrent à eux. Dans des contributions antérieures, le Rapporteur spécial a déploré que les successions et les donations entre générations ne soient nsouvent pas taxées, ou seulement à des niveaux très bas, ce qui non seulement prive les États de recettes, mais permet également la perpétuation des inégalités94. Il a également plaidé en faveur d’une taxe sur le carbone, à condition que les ménages à faible revenu bénéficient de la réforme en ayant accès à une compensation monétaire et à l’énergie propre95. Il faudrait également lutter davantage contre les stratégies d’optimisation fiscale agressives, qui favorisent la concurrence fiscale entre les États : la fraude fiscale transfrontières pratiquée par les entreprises et le détournement de la richesse vers des juridictions à faible taux d’imposition ou des paradis fiscaux auquel se livrent les particuliers entraînent des pertes de recettes pour les États d’un montant de 311 milliards de dollars et 169 milliards de dollars respectivement96. L’impôt sur la fortune pourrait également être augmenté pour les plus riches : un impôt sur la fortune de 1,5 à 3 % pour les personnes les plus riches du monde (les 65 000 centimillionnaires) générerait des recettes de 300 milliards de dollars par an97. Cela permettrait non seulement d’augmenter les recettes publiques, mais aussi d’avoir moins besoin de pousser les gens à travailler plus et à consommer davantage afin d’augmenter le montant des impôts perçus par l’État, et de remédier aux niveaux d’inégalité absurdement élevés qui ont été atteints.
55. Le modèle de croissance actuel crée un rapport de force très inégal, dans lequel la croissance du Nord repose sur l’exploitation des ressources du Sud, et dans lequel la création de richesses dans le Sud dépend largement de la production destinée aux marchés à forte valeur ajoutée des pays riches, avec pour principal objectif de rembourser une dette extérieure libellée en devises fortes98. Ainsi, alors que le Nord impose des coûts sociaux et écologiques au Sud, les pays du Sud dépendent des transferts et des importations en provenance du Nord. Aucune stratégie qui regarde au-delà de la croissance ne peut faire fi de ces liens de dépendance hérités des modèles de domination coloniale99.
56. Pour remédier à ces liens de dépendance, il faut répartir équitablement les efforts. Si les économies des pays riches sont devenues obèses, les économies des pays à faible revenu sont encore trop maigres : elles doivent être soutenues dans leurs efforts pour se développer davantage. Le soutien de la communauté internationale dans cette direction devrait être guidé par le principe des responsabilités communes mais différenciées et des capacités respectives, afin de tenir compte à la fois des pressions environnementales exercées dans le passé par les pays et de leur capacité d’inverser les choses, compte tenu des ressources financières et des technologies100. Les pays développés ont une responsabilité particulière s’agissant de réduire et de supprimer les modes de production et de consommation insoutenables et de contribuer au renforcement des capacités des pays en développement, notamment en leur fournissant une assistance financière et en leur donnant accès à des technologies respectueuses de l’environnement101. Le principe des responsabilités communes mais différenciées figure également dans le Programme 2030, en particulier dans les cibles 10.a et 12.1 des objectifs de développement durable, et dans le Programme d’action d’Addis-Abeba de la troisième Conférence internationale sur le financement du développement102. De même, parmi les obligations de respecter les droits humains des générations futures, les Principes de Maastricht sur les droits humains des générations futures prévoient l’élimination progressive des modes de consommation et de production non durables, mais ils disposent aussi que : « Les États les plus riches doivent agir plus rapidement [vers cet objectif] en vertu du principe des responsabilités communes mais différenciées et de leurs capacités respectives. »103.
57. Toutefois, même dans les pays à faible revenu, le développement ne devrait pas signifier l’augmentation de la valeur globale de la production, pour laquelle le PIB sert d’indicateur104 . La richesse qu’il crée devrait profiter aux communautés locales en leur permettant d’avoir accès à des emplois décents et servir à accroître les investissements dans les services publics, y compris les infrastructures de développement humain.
58. Afin de remédier aux dépendances structurelles entre le Nord et le Sud, il faudrait réduire les échanges commerciaux Nord-Sud et développer le commerce Sud-Sud et les marchés locaux et régionaux 105 ; renforcer la capacité de production des pays en développement, en particulier des pays à faible revenu, pour répondre à leurs propres besoins, y compris par des transferts de technologie et la protection des nouveaux secteurs106 ; et restructurer et annuler la dette pour que les pays pauvres très endettés ne soient pas contraints de produire à destination des marchés mondiaux mais puissent donner la priorité aux besoins des communautés locales.
59. Le Pacte pour l’avenir, qui sera adopté au Sommet de l’avenir, en septembre 2024, devrait expressément aborder la question de la transition vers un développement postcroissance, axé sur la réalisation des droits humains plutôt que sur une augmentation des niveaux globaux de production et de consommation. Toutefois, les choses ne pourront se faire du jour au lendemain, pas plus qu’au seul niveau local ou d’un seul pays. Des stratégies pluriannuelles et des efforts à différents niveaux de gouvernance seront nécessaires pour sortir de la dépendance à l’égard de la croissance.
60. L’objectif global devrait être de remodeler l’économie afin de produire des biens et des services plus utiles sur le plan social et plus durables sur le plan écologique, et de réduire sensiblement tout gaspillage et toute production superflue. Il est essentiel que la transition se fasse de façon échelonnée et coordonnée à différents niveaux de gouvernance.
61. En se fondant sur le présent rapport pour déterminer pourquoi et comment adopter l’approche postcroissance qui s’impose aux fins de l’élimination de la pauvreté, le Rapporteur spécial mènera des consultations en vue d’élaborer une feuille de route et de proposer des moyens de parvenir à l’objectif recherché. Il faut abandonner le croissancisme, mirage qui nous empêche de renoncer à des modes de fonctionnement économiques qui, outre qu’ils sont inefficaces et trop gourmands en ressources, ne répondent pas aux besoins essentiels des personnes pauvres.
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