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Interview d’Emmanuel Cochon

Mardi 23 août 2016

Emmanuel Cochon est chargé de mission Partenariat Amérique Latine & Caraïbes - Mexique, Guatemala, Salvador, Nicaragua au Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement (CCFD). Dans cet entretien, il aborde la question de la mise en oeuvre de l’approche de genre dans les ONG et les enseignements des nombreuses initiatives sur les masculinités en Amérique latine.


Pourquoi y a-t-il en France si peu d’hommes dans les formations au genre, les réunions de commission genre, les conférences-débat sur l’égalité et les droits des femmes, etc. ?

J’imagine qu’on doit être encore dans les visions un peu caricaturales du type « le genre c’est un truc de femmes ». En outre, le milieu ONG bien que très féminisé dans la militance et le salariat, est encore sur des fonctionnements patriarcaux. Les décideurs, ceux qui décident des priorités, restent encore majoritairement des hommes. Et puis c’est un sujet sur lequel la France, et donc les acteurs français, sont en retard… En outre, il y a – c’est vraiment un avis personnel – le prisme ‘africain’, le fait que la très grande majorité des ONG françaises sont sur l’ancien pré carré. Même si il y a des initiatives très intéressantes, ce n’est pas la zone du monde forcément la plus dynamique en terme de genre et de participation des hommes. Dans les ONG, on se nourrit aussi de ce que nous apprend « le terrain » (quel vilain mot pour parler de personnes et de dynamiques humaines…). Si les ONG françaises et l’Etat français mettaient plus de moyens sur l’Amérique Latine, elles auraient l’occasion de se connecter à des initiatives sur le genre impliquant des hommes, des méthodologies éprouvées, elles seraient interpellées par les acteurs locaux, ce qui pourrait avoir un effet motivant…


Comment pourrait-on les inciter à venir ?
Comment intéresser les hommes à l’égalité femmes-hommes ?

C’est compliqué d’inciter les hommes sur ce sujet car cela passe par des valeurs éthiques, de solidarité, qui ne s’imposent pas comme ça, et sont en outre mise « à rude épreuve ». Par exemple, je donne des cours de gestion de projet dans divers masters, où j’intègre la question du genre et je remarque que même chez des jeunes ouverts, modernes et éduqués, il y a des « blocages ».

Pour reprendre mon cas personnel, après avoir été sensibilisé, après être passé par une période « chevalier blanc », je suis passé par une étape de silence, de paralysie, de remise en question… Prendre conscience de ses privilèges, de ses propres aliénations, de sa propre responsabilité surtout est parfois un peu lourd à digérer, mais c’est un pas nécessaire. En revanche, je constate qu’il y a de l’intérêt, qui ne se transforme pas encore en action mais l’intérêt est là. Les hommes aussi subissent leur socialisation genrée, certains s’en rendent compte, d’autres y viennent plus par solidarité avec les femmes, les LGBT… .

De façon générale, j’imagine que c’est aussi à l’image de la société française, où les progrès dans les relations hommes/femmes sont peu importants, et lents. Le féminisme est brocardé, critiqué, mal compris, les militantes insultées et menacées. La fragmentation des mouvements sociaux n’aide pas non plus… L’état d’esprit français autour du prétendu « universalisme » n’aide pas non plus à se rapprocher d’outils destinés à comprendre et lutter contre les discriminations.

Il y a une autre tendance à l’œuvre pour moi. Dans les ONG, on aime bien parler des autres, du sud, des populations bénéficiaires, des « partenaires, des « acteurs locaux »… dans une position un peu « surplombante », à la limite d’une posture coloniale à mon sens. Le genre, ce n’est pas les autres, c’est nous, c’est moi. Ca oblige à une remise en question, à accepter les interpellations, les questionnements… c’est en ce sens que je disais que c’est parfois « lourd à digérer ».

Sur le genre, on est obligé de se regarder en premier, et ce qu’on voit n’est pas forcément beau à voir, quand on se considère comme militant et/ou engagé. Personnellement les remontages de bretelles m’ont fait avancer, mais je peux comprendre que certains n’apprécient pas trop. C’est un bon prétexte pour parler de « masculinité » différente : s’excuser, admettre qu’on s’est planté, qu’on a reproduit un schéma patriarcal. D’ailleurs ça m’est arrivé pas plus tard qu’il y a 15 jours. On le sait bien, même dans les milieux militants, les hommes même plein de bonne volonté, reproduisent les mêmes schémas qu’ailleurs. J’en suis un bon exemple, avec ma période « chevalier blanc »… Avec tout ce que subissent les femmes militantes, on ne peut pas leur demander en plus de nous tenir la main…

Au niveau institutionnel, au CCFD, c’est aussi ce qui s’est passé. Cela fait plus de 20 ans qu’on réfléchit sur le sujet, et il y a 7 ans on a voulu en faire un sujet de travail avec nos partenaires latino-américains, mais on voulait surtout parler des projets. Ils nous ont interpellés directement sur notre gouvernance ! On a donc laissé tomber les projets, des administratrices ont porté le sujet en interne, et quelques années plus tard je peux dire que ça a eu un impact. On a été une des premières structures à signer un accord sur l’égalité professionnelle, on tente d’accompagner les changements de responsabilité dans notre réseau de bénévoles, le souci est permanent, dans notre com, notre fonctionnement interne, et tout cela a aussi abouti à un pari sur la figure du président. Le prochain sera une présidente, la première dans notre histoire. Nous reste à revenir sur la transversalisation au niveau des projets, sur la façon de le travailler avec les partenaires locaux…


Il n’y a pas non plus beaucoup de formateurs en genre, mais surtout des formatrices. Le genre est-il une activité professionnelle, un domaine d’expertise qui n’intéresse pas les hommes ?

Cette question est délicate. Former au genre n’est pas anodin si on est un homme ou une femme et comme on fait appel à des outils militants… on peut vite tomber dans le « mansplaining ». Les féministes disent qu’elles n’ont besoin de personne pour se libérer… mais dans les ONG on a « la chance » d’être plus dans l’action que dans les discussions conceptuelles. Les concepts et les catégories de pensée ont leur importance bien sûr mais au final il faut avancer. Il reste qu’il faut faire attention à la façon dont on s’exprime… L’année dernière une de mes étudiantes m’a renvoyé à juste titre dans les cordes parce que j’étais tombé dans l’écueil de « donner des conseils » aux femmes… Par contre, j’ai eu des collègues femmes qui me disaient que la participation d’un homme à une animation genre était une réelle plus-value, ça permet de sortir des « sujets de femmes » et de donner un point de vue masculin. Quand on creuse, la plupart des hommes admettent que notre socialisation se fait par la violence, envers les autres et envers nous. Si on arrive à monter des formations genre pour les hommes autour des « masculinités », cette question de légitimité ne se poserait plus. Disons que moi ça m’intéresse, mais je ne veux pas me mettre en avant, sinon ce serait reproduire un comportement très masculin !


Est-ce que « l’approche de genre » reste mal comprise ? Faut-il développer d’autres pédagogies ? insister sur d’autres enjeux ?

Bien sûr qu’elle est mal comprise… Je reviens sur mes étudiant-e-s : je viens de corriger une cinquantaine de copies où il y avait une question sur le genre, et bien même après avoir passé 3 ou 4 h sur ce sujet, même en étant ouvert-e-s, certain-e-s ne comprennent pas encore bien de quoi il s’agit… D’autres pédagogies certainement ! J’aime bien le « privilegechecking » même si je n’ai pas encore réussi à l’adapter, il faut utiliser plus les jeux, et reprendre des histoires personnelles. Ce dernier point bute sur le blocage occidental à « parler de soi », d’une part les gens ne veulent pas s’exposer et d’autre part en Occident où on a l’obsession de l’objectivité, les histoires perso n’ont pas de valeur. En éducation populaire, l’expérience de vie, remise dans une perspective politique, est un formidable outil d’apprentissage. Pas de « stockage de connaissance », mais bien d’apprentissage, de changement de comportement. Sur ce sujet, il y a aussi le fait qu’en France le contexte n’y est pas très favorable en général, on est dans une période de « creux de la vague » sur ce sujet au mieux, ou de retour de bâton du machisme, au pire. On est toujours obligé de rendre des comptes sur ce que les media renvoient de la question du genre, donc des caricatures ou des simplismes, en général…


Est-ce que les associations et partenaires des « Suds » ont des apports spécifiques sur le genre ? des expériences ? des points de vue qui pourraient nous enrichir ?

Bien sûr ! En Amérique Latine, en Amérique centrale, c’est un sujet très dynamique ! En avril dernier, je visitais une organisation paysanne guatémaltèque, et en passant je voyais une réunion, c’était un atelier sur les masculinités pour des leaders communautaires et indigènes… En Amérique Centrale, les Etats sont fondés sur du racisme installé, intériorisé et institutionnalisé, aussi les questions de « discriminations multiples » et d’intersectionnalité sont très présentes. Les mouvements de femmes sont très dynamiques, et pas aussi fragmentés qu’en France, il y a moins de débats « moraux » sans fin. Enfin, les associations latino-américaines ont réussi à garder l’esprit « éducation populaire », avec des outils liés à l’art, la corporalité, le sensible, etc. qui apportent une vraie plus-value, sur ce sujet comme sur d’autres.

Sur la question de la mixité, il y a des démarches un peu novatrices, en tout cas qui seraient difficilement imaginables en France… Par exemple, dans des démarches d’éducation populaire, avec des groupes mixtes, en partant « d’histoire de vie » de la part des filles ou des femmes, elles évoquent des traumatismes, la violence au quotidien… face à des garçons. Ce n’est pas facile pour elles mais ça aboutit souvent, si l’accompagnement est bon, à générer plus d’empathie de la part des garçons, voire un engagement. Et ce retour des garçons, le fait d’être en groupe, peut avoir une dimension thérapeutique. J’ai un autre exemple, avec un projet autour des violences sexuelles pendant le conflit armé au Guatemala. Un partenaire du CCFD, Actoras de Cambio, accompagne des femmes indigènes dans la création de réseaux de leadeuses, pour le soutien mutuel, la thérapie, et la lutte contre les violences au quotidien. Dans le cadre de ce projet qui avait une dimension de « mémoire » du conflit et de prévention, un gros travail a été fait avec des enseignant-e-s et des étudiant-e-s. Les jeunes hommes ont bien réagi, et se sont impliqués quasiment par dizaines… Et enfin, la société civile latino-américaine est vraiment « populaire », plus mixte socialement qu’en Occident, et du coup, c’est passionnant de travailler ce sujet dans ce contexte.


Comment intègrent-ils (associations, partenaires) la question des masculinités ? As tu des exemples ?

Cela a été intégré comme stratégie complémentaire à la défense des droits des femmes d’une part, et comme démarche d’éducation populaire en direction des jeunes. Il y a donc l’option de se dire que les hommes peuvent être alliés, et que ce n’est pas un sujet de femmes, et qu’en termes éthiques c’est inévitable, ce n’est pas optionnel. J’aime bien cette idée. Pour moi ce n’est pas optionnel non plus.

On a par exemple Puntos de Encuentro au Nicaragua, qui démonte les stéréotypes, le machisme, etc. par exemple à travers l’utilisation de « telenovelas » populaires (Sexto sentido, Contra Corriente), met en place des ateliers en direction des femmes, des jeunes filles… Le travail sur les masculinités a émergé assez naturellement lors de Camps de jeunes, où le travail sur le genre, sur les violences et discriminations faites aux femmes, a poussé quelques jeunes hommes à se remettre en question… et de là est née la REDMAS (réseau de masculinités du Nicaragua) et sa campagne « J’assume le défi… de ne pas être violent » « de ne pas harceler », etc. L’orientation vers les jeunes les amène à travailler sur des éléments très concrets, par exemple une campagne contre la violence, la jalousie, la toxicité liée au machisme dans les relations amoureuses entre ados. D’un point de vue général, on a de plus en plus d’évènements, d’ateliers de formation pour militants hommes, de groupes de paroles, de manuels méthodologiques… Je suis effaré de voir le retard de la France dans ce domaine.

Je peux citer aussi Cantera, au Nicaragua aussi, qui accompagne des réseaux d’ados dans les quartiers. Eux ont une stratégie mixte, où la masculinité et le machisme sont évoqués ensemble. Ces jeunes réussissent ensuite à interpeller leurs voisins, leur famille, c’est vraiment impressionnant.


Peux tu citer des choses que tu as découvertes dans ce domaine, en allant « sur le terrain » ?

J’en ai parlé précédemment mais ce que je voudrais mettre en avant c’est une certaine transversalisation. Au CCFD, la très grande majorité de nos partenaires latino-américains ont une stratégie genre, et beaucoup travaillent les masculinités dans ce domaine. En même temps, ce sont des pays où le machisme tue énormément, et cette question est littéralement une question de vie ou de mort. Il faut aller vite, il faut aller loin, il faut être efficace. Au Guatemala, c’est intéressant car le machisme est associé à une « démocratie » raciste, blanche, ultralibérale, et donc travailler sur le genre c’est aussi contribuer à changer ce système. C’est aussi le cas des zapatistes, où travailler cette question est aussi un choix des communautés indigènes, pour contrer le modèle spoliateur.


Pourquoi, en tant qu’homme, t’intéresses tu à la question du genre ?
Est-ce que tu as l’occasion de mettre en pratique « l’approche de genre » dans ta vie professionnelle ? personnelle ?

J’ai eu la chance à un moment difficile de ma vie personnelle de rencontrer dans le cadre de mon travail des associations argentines, qui m’ont aidé d’une part à déconstruire les mécanismes que je vivais au quotidien et d’autre part à me rendre compte que ma socialisation masculine n’aidait pas à résoudre la situation (ne pas pleurer, être fort, ne pas parler d’une situation où je n’avais pas le beau rôle, ne pas admettre l’échec…). Je sais bien que le genre n’est pas un outil de développement personnel mais cela a changé mon regard sur moi-même, sur le monde, sur les autres, sur la vie militante et politique en France. Je suis entré sur ce thème par solidarité avec la lutte pour l’égalité et contre les violences, puis ensuite j’en suis venu à m’intéresser à la façon dont la socialisation masculine permet ces violences. Ca m’a aidé à me ‘libérer’ de plusieurs aliénations, et je travaille encore dessus. Depuis, je m’intéresse plus aux pratiques des gens qu’aux discours et aux idéologies.

J’ai pris conscience du système de pouvoir, du fait que beaucoup d’ONG en étant aveugles au genre ne font que figer des inégalités. Aujourd’hui c’est un des seuls sujets qui arrive à m’intéresser, à me motiver, car c’est en plus un des rares où on voit des résultats rapides. Dans beaucoup de projets, les progrès sont lents et on a parfois l’impression d’écoper l’océan avec un dé à coudre. Avec les projets destinés aux femmes et à l’empouvoirement, c’est rarement le cas ! D’un point de vue philosophique, ça pose énormément de questions sur la notion de vivre-ensemble (on se focalise sur la religion en France, mais quid des relations hommes/femmes !), sur la démocratie, la notion d’Etat, le droit et la justice… toutes ces jolies notions et principes ne suffisent pas en matière d’égalité, on le voit bien avec les affaires de harcèlement sexuel en ce moment.

Depuis, effectivement, je tente de le mettre en pratique tout le temps, dans la rue, avec mes enfants, dans mes relations personnelles. Avec ma fille c’est très enthousiasmant, même si j’improvise souvent. Par exemple, je tente de ne pas l’élever dans la peur, je lui ai expliqué la culture du viol, je l’envoie sur des blogs militants, je l’informe mais la laisse vivre sa vie et se faire sa propre pensée à ce sujet (c’est déjà suffisamment compliqué pour les filles, avec toutes ces injonctions contradictoires). Je me demande tout le temps « si c’était un garçon, qu’est-ce que je ferais ? ». Avec mon fils c’est plus compliqué… il est en primaire et à cet âge les comportements sont très genrés, c’est assez infernal d’ailleurs. Mais j’ai à cœur de ne pas en faire un petit macho. Au travail c’est plus délicat… je titille, relance, accompagne, on a la chance d’avoir des engagements institutionnels, mais il reste à les mettre en œuvre. Au quotidien, avec les collègues, c’est un sujet auquel on fait attention.


Est-ce que tu as déjà été confronté à des incompréhensions ?

Des incompréhensions, des peurs, des fantasmes, voire des délires complets… Ce n’est pas à la hauteur d’une population suréduquée ! Basiquement, les délires autour de la « théorie du genre » et les critiques sur la notion de « déconstruction » ont fait beaucoup de dégâts. Il y a une vraie incompréhension sur l’outil d’émancipation et de libération qu’est l’approche genre, et on passe réellement pour des gens qui veulent détruire les identités sexuées pour qu’on puisse en changer comme de costume... On confond un peu le genre et la militance queer ! Certains milieux militants semblent aussi n’avoir pour seul intérêt que de se trouver une « case identitaire » où se sentir bien ou mieux, ce qu’on peut comprendre avec les violences et discriminations subies. Et du coup les formateurs sur la question se retrouvent souvent à démonter des stéréotypes, des simplismes avant d’entrer dans le sujet, c’est un peu frustrant… Il n’y a qu’à voir les medias. Aujourd’hui le terme « théorie du genre » est installé, repris tel quel. On invite Zemmour, on invite Eugénie Bastié, les polémistes critiques, mais pour lire du Françoise Héritier, il faut acheter ses livres…


Emmanuel COCHON
Chargé de mission Partenariat Amérique Latine & Caraïbes - Mexique, Guatemala, Salvador, Nicaragua
Encargado de proyectos America Latina y Caribe - Mexico, Guatemala, Salvador, Nicaragua
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